Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/123

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table pour Alexandre un plat de terre plein de bouillie de gruau.

Lui, brillant de santé dans son uniforme de cadet, avait déjà commencé à parler de toutes sortes de choses tout en vidant le plat de gruau. C’est à peine si je pus lui faire dire comment il était venu à une heure si tardive. Nous demeurions alors près du boulevard de Smolensk, à quelques pas de la maison où mourut notre mère, et le corps des cadets était dans les faubourgs à l’extrémité opposée de la ville, à plus de huit kilomètres.

Il avait fait une espèce de poupée avec des draps de lit, et l’avait mise dans son lit, sous les couvertures. Puis, étant descendu par une fenêtre de la tour, il était sorti sans qu’on s’en aperçût et avait parcouru à pied les huit kilomètres.

— « N’avais-tu pas peur, la nuit, dans ces champs déserts qui entourent le Corps ? » lui demandai-je.

— « Qu’avais-je à craindre ? Seulement quelques chiens qui m’ont poursuivi ; je les avais d’ailleurs excités moi-même. Demain, j’emporterai mon sabre. »

Les cochers et les autres serviteurs entraient et sortaient ; ils soupiraient en nous regardant et s’asseyaient loin de nous, contre les murs, échangeant leurs idées à voix basse pour ne pas nous gêner. Et nous, enlacés l’un à l’autre, restâmes ainsi jusqu’à minuit, parlant des nébuleuses, de l’hypothèse de Laplace, de la structure de la matière, des luttes de la papauté et de la royauté au temps de Boniface VIII...

De temps en temps un des serviteurs entrait précipitamment et disait : « Pétinka, va te montrer dans la salle ; on peut te demander. »

Je suppliai Sacha de ne pas venir le lendemain soir ; mais il vint néanmoins - non sans avoir bataillé contre les chiens, armé cette fois de son sabre. J’accourus avec une hâte fébrile lorsque, plus tôt que la veille, on me dit de venir à la maison des cochers. Alexandre avait fait une partie de la route en fiacre. La veille, l’un des serviteurs lui avait apporté le pourboire que lui avaient