Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

furent envoyées dans toutes les directions pour lui chercher un cheval, mais il n’y en avait pas, et lui qui n’était pas bon cavalier, ne voulait pas monter d’autre cheval que l’un des siens. Alexandre II était très irrité et il donnait libre cours à sa colère : « Imbécile (dourak), n’ai-je qu’un cheval ? » l’entendis-je crier à une ordonnance qui l’informait que son cheval était dans un autre camp.

Nous étions très excités par l’obscurité croissante, le grondement des canons, le piétinement de la cavalerie, et lorsque Alexandre donna l’ordre de charger, notre colonne se précipita droit sur lui. Très serrés les uns contre les autres, la baïonnette en avant, nous devions avoir un air menaçant, car je vis Alexandre II, qui était toujours à pied, faire trois bonds formidables pour faire place à la colonne. Je compris alors ce que c’est qu’une colonne qui marche en rangs serrés, excitée par la musique et la marche elle-même. Devant nous était l’empereur — notre chef que tous nous vénérions beaucoup ; mais je sentais que dans cette masse en mouvement pas un page, pas un cadet ne se serait déplacé d’un pouce, ne se serait arrêté une seconde pour lui faire place. Nous étions la colonne en marche — il n’était qu’un obstacle — et la colonne aurait passé sur lui. « Pourquoi était-il sur notre chemin ? » disaient les pages. Des jeunes gens, la carabine au poing, sont encore plus terribles en pareil cas que de vieux soldats.

L’année suivante, quand nous prîmes part aux grandes manœuvres de la garnison de Pétersbourg, je pus jeter un coup d’œil dans les coulisses de l’art militaire. Deux jours de suite nous ne fîmes que parcourir dans tous les sens un espace d’environ 30 kilomètres, sans avoir la moindre idée de ce qui se passait autour de nous et de la raison pour laquelle nous nous déplacions. Le canon tonnait tantôt près de nous, tantôt au loin : on entendait quelque part dans les collines et dans les bois une vive fusillade, des ordonnances passaient au galop, apportant l’ordre d’avancer, puis l’ordre de battre en retraite, — et