Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/156

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pas là, j’allai le chercher. Il était dans le cabinet de travail de l’empereur, et je lui fit part, sur un ton à demi badin, de l’inquiétude de sa femme, sans avoir le moindre soupçon de l’importance des questions qu’on venait peut-être de traiter dans ce cabinet de travail. A part quelques initiés, personne au palais ne se doutait que le manifeste avait été signé le 19 février et qu’on n’en ajournait la publication de quinze jours que parce que le dimanche suivant, le 26, commençait la semaine du carnaval, et on craignait que les orgies des villageois, si fréquentes pendant cette semaine, ne dégénérassent en insurrections. La foire du carnaval, qui d’ordinaire se tenait à Pétersbourg sur la place du Palais d’Hiver, fut transférée cette année-là sur une autre place, par crainte d’une émeute populaire dans la capitale. On donna à l’armée les instructions les plus féroces sur la façon de réprimer tout soulèvement des paysans.

Quinze jours plus tard, le dernier dimanche du carnaval, le 5 mars (ou plutôt le 17, nouveau style), j’étais au corps, ayant à prendre part à une revue à l’école d’équitation. J’étais encore couché quand mon ordonnance, Ivanov, entra comme une flèche en apportant le thé et s’écria : « Prince, la liberté ! Le manifeste est apposé au Gostinoï Dvor (magasins situés en face du Corps).

— « L’as-tu vu toi-même ? »

— « Oui. Des gens forment le cercle ; l’un d’eux lit et les autres écoutent. C’est la liberté ! »

Quelques minutes après j’étais habillé et je sortais, lorsqu’un camarade entra.

— « Kropotkine, la liberté ! » s’écria-t-il. « Voici le manifeste. Mon oncle apprit hier soir qu’il serait lu à la première messe à la Cathédrale Isaac. Alors nous y allâmes. Il n’y avait pas beaucoup de gens, rien que des paysans. Le manifeste fut lu et distribué après la messe. Ils comprenaient très bien ce dont il s’agissait : quand je sortis de l’église, deux paysans qui se trouvaient au portail d’entrée, me dirent d’un air si drôle : « Eh bien, monsieur ? Alors — tout est perdu ? » Et il imita le