Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/228

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dans la soucoupe — je savais cela depuis mon séjour à Nikolskoïé — que maintenant j’avais une excellente occasion de jouer mon rôle au sérieux.

— « Approchez-vous, Pietr Alexéiévitch, » me disait le capitaine Buxhövden tandis qu’on plaçait sur la table le samovar brûlant d’où s’échappaient des nuages de vapeur.

— « Merci ; nous pouvons bien rester ici, » répliquais-je, assis à distance sur le bord de la chaise, et en me mettant à boire mon thé comme un vrai marchand moscovite. Buxhövden éclatait de rire lorsqu’il me voyait souffler sur ma soucoupe tout en roulant de gros yeux et détacher avec mes dents quelques parcelles microscopiques d’un petit morceau de sucre qui devait servir pour une douzaine de tasses.

Nous savions que les Cosaques auraient tôt fait de découvrir la vérité sur mon compte, mais l’important était de gagner quelques jours seulement et de traverser la frontière avant que mon identité fût découverte. Il faut que j’aie bien joué mon rôle, car les Cosaques me considéraient comme un petit marchand. Dans un village, une vieille me fit signe au passage et me dit : « Y a-t-il encore des gens qui vous suivent sur la route, mon cher ? » « Pas un, grand’mère, que nous sachions. » « On dit qu’un prince, Rapotski, allait venir ? Est-il en route ? »

— « Oh, je sais. Vous avez raison, grand’mère. Son altesse voulait venir en effet d’Irkoutsk. Mais comment le ferait-elle ? Un si long voyage ! Cela ne lui conviendrait pas. Alors elle est restée où elle était. »

— « En effet, comment pourrait-elle venir ? »

Bref, nous passâmes la frontière sans ennui. Notre troupe se composait de onze Cosaques, d’un Toungouse et de moi-même ; nous étions à cheval. Nous avions environ quarante chevaux à vendre et deux voitures dont l’une, à deux roues, m’appartenait et contenait le drap, le velours de coton, le galon doré et autres articles que j’emportais, conformément à mon rôle de marchand. Je m’occupai moi-même de la voiture et des chevaux.