Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Si notre but avait été d’établir des relations amicales avec la Mandchourie — et non tout simplement d’apprendre ce qu’est le Soungari — notre expédition aurait été un échec complet. Les autorités mandchoues se souvenaient encore trop bien comment huit ans auparavant, la « visite » de Mouraviev avait eu pour conséquence l’annexion de l’Amour et de l’Ousouri, et elles ne pouvaient que considérer avec méfiance ces nouveaux et importuns visiteurs. Les vingt-cinq fusils cachés dans le charbon et qui avaient été naturellement signalés aux autorités chinoises avant notre départ, provoquaient plus encore leurs soupçons. Et lorsque notre vapeur jeta l’ancre en face de la populeuse ville de Ghirine, nous en trouvâmes tous les marchands armés de sabres rouillés, déterrés de quelque ancien arsenal. On ne nous empêcha pas cependant de nous promener dans les rues, mais toutes les boutiques se fermaient dès que nous débarquions et on ne permit pas aux marchands de rien nous vendre. Des provisions furent envoyées à bord du vapeur — en guise de présent, mais on n’accepta pas d’argent en retour.

L’automne approchait rapidement de sa fin, les froids commençaient déjà, et nous devions nous hâter de revenir, car nous ne pouvions hiverner sur le Soungari. Bref, nous vîmes Ghirine, mais nous ne parlâmes à personne, sauf aux quelques interprètes qui venaient chaque matin à bord du vapeur. Notre but, cependant, était atteint. Nous nous étions assurés que la rivière est navigable, et une carte détaillée en avait été dressée depuis son confluent jusqu’à Ghirine, carte à l’aide de laquelle nous pouvions revenir à toute vapeur sans crainte d’accident. Notre vapeur ne toucha le fond qu’une seule fois. Mais les autorités de Ghirine, désireuses avant tout que nous ne fussions pas forcés d’hiverner sur la rivière, nous envoyèrent deux cents Chinois qui nous aidèrent à sortir des sables. Lorsque je sautai dans l’eau, et que, prenant aussi un bâton, je me mis à chanter notre chanson de rivière, Doubinouchka, qui aide tout le monde à