Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/315

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les montagnes du Jura fut continuée d’une façon indépendante par les Jurassiens eux-mêmes. Le nom de « Michel » revenait sans cesse dans leurs conversations, non pas comme le nom d’un chef absent dont les opinions feraient loi, mais comme celui d’un ami personnel, dont chacun parlait avec amour et dans un esprit de camaraderie. Ce qui me frappait le plus, c’était que l’influence de Bakounine tenait moins à sa supériorité intellectuelle qu’à sa personnalité morale. Dans les conversations sur l’anarchisme ou sur l’attitude de la Fédération, je n’ai jamais entendu dire : « Bakounine a dit cela » ou « Bakounine pense ainsi », comme si un pareil argument pouvait clore la discussion. Ses écrits et ses paroles n’avaient pas force de loi, comme c’est malheureusement souvent le cas dans les partis politiques. Dans toutes les questions où l’intelligence juge en dernier ressort, chacun apportait dans la discussion ses arguments personnels. Ils pouvaient avoir été suggérés dans leur forme et leur teneur générales par Bakounine, ou bien Bakounine avait pu les emprunter à ses amis du Jura ; en tous cas, ils revêtaient chez tous un caractère individuel et propre. Je n’ai jamais entendu invoquer le nom de Bakounine comme une autorité qu’une seule fois, et cela me surprit tellement que je me souviens encore du lieu où cette conversation eut lieu et des circonstances qui l’entourèrent. Des jeunes gens s’étaient mis un jour à tenir devant des femmes des propos peu respectueux pour l’autre sexe. L’une des femmes présentes y mit tout à coup fin en s’écriant : « Dommage que Michel ne soit pas ici ; il vous aurait remis à votre place ! » Ils étaient toujours sous l’influence de la grande figure du révolutionnaire qui avait tout sacrifié pour la cause de la révolution, qui ne vivait que pour elle, et tirait de la conception qu’il s’en faisait des idées les plus hautes et les plus pures pour la vie pratique en général.

Je revins de ce voyage avec des idées sociologiques arrêtées que j’ai gardées jusqu’à ce jour, et j’ai fait ce