Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/352

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pour que les prisonniers bussent aussi. « Heureusement, disait Serge, qu’ils offraient de la bière dans de grandes écuelles de bois qui circulaient à la ronde, de sorte que je pouvais mettre mes lèvres au bord du vase et faire semblant de boire sans que personne pût voir exactement ce que j’avais bu. » Vers le soir tous les gardiens étaient gris, et préférant ne pas se montrer dans cet état à l’officier de police, ils décidèrent de rester dans le village jusqu’au matin. Serge leur parlait et tous l’écoutaient avec attention, regrettant qu’on eût arrêté un aussi brave homme. Comme ils allaient se coucher, un jeune paysan murmura à l’oreille de Serge : « Quand j’irai fermer la porte cochère, je ne mettrai pas le verrou. » Serge et son camarade comprirent l’avertissement et dès que tout le monde fut endormi, ils gagnèrent la route. Ils allongèrent le pas et à cinq heures du matin ils étaient à vingt-cinq kilomètres du village et arrivaient à une petite gare de chemin de fer, où ils prirent le premier train qui les amena à Moscou. Serge y resta, et plus tard, quand nous fûmes tous arrêtés à Pétersbourg, le cercle de Moscou devint sous son inspiration le principal foyer de l’agitation.

* * *

Çà et là, de petits groupes de propagandistes s’étaient établis sous des formes variées dans les villes et les villages. Des ateliers de forgerons et de petites fermes avaient été installés, dans lesquels travaillaient des jeunes gens des classes aisées, pour être en contact journalier avec les masses ouvrières.

A Moscou, un certain nombre de jeunes filles appartenant à des familles riches, qui avaient étudié à l’université de Zurich et fondé une association particulière, allèrent jusqu’à entrer dans des fabriques de coton où elles travaillaient de 14 à 16 heures par jour, partageant dans ces casernes manufacturières l’existence misérable des ouvrières russes. Ce fut un grand mouvement auquel deux ou trois mille personnes, au bas mot, prirent une part active, tandis qu’un nombre deux ou trois fois plus