Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/376

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c’était le judas à travers lequel on pouvait épier le prisonnier à chaque instant. La sentinelle qui montait la garde dans le corridor poussait fréquemment le volet et regardait à l’intérieur — on entendait le craquement de ses bottes chaque fois qu’elle se glissait vers la porte. J’essayai de lui parler ; mais alors les yeux que je pouvais apercevoir à travers la fente prenaient une expression de terreur, et le volet était immédiatement refermé, pour être rouvert furtivement une ou deux minutes plus tard ; mais je ne pus obtenir un mot de réponse de la sentinelle.

Un silence absolu régnait autour de moi. Je plaçai mon tabouret près de la fenêtre et je regardai le petit coin de ciel que je pouvais apercevoir ; j’essayai de saisir quelque bruit venant de la Néva, ou de la ville située sur la rive opposée ; mais je n’y réussis pas. Ce silence de mort commençait à m’accabler et j’essayai de chanter, d’abord à mi-voix, puis de plus en plus fort.

Je me surpris chantant un passage de mon opéra favori, « Rouslan et Loudmila » de Glinka : « Amour, faut-il que je te dise adieu pour toujours ?... »

— Monsieur, veuillez ne pas chanter, me dit une voix de basse à travers l’ouverture destinée au passage de la nourriture.

— Je veux chanter et je chanterai.

— Vous ne devez pas chanter.

— Je chanterai quand même.

Alors vint le colonel qui essaya de me persuader que je ne devais pas chanter et qu’on en avertirait le commandant de la forteresse, etc.

— Mais mon gosier va se boucher et mes poumons vont devenir inutiles si je ne parle pas et si je ne puis chanter, essayai-je d’objecter.

— Essayez plutôt de chanter tout bas, plutôt pour vous-même, dit le vieux gouverneur d’un ton de prière.

Mais tout cela était inutile. Au bout de peu de jours j’avais perdu toute envie de chanter. J’essayai de chanter pour le principe, mais cela n’allait pas.