Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/392

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— C’est donc à Pétersbourg ?

— J’ai toujours eu ces idées-là.

— Comment ! tu avais ces idées au Corps des pages ? », me demanda-t-il avec terreur.

— Au Corps des pages, j’étais un enfant, et ce qui est à l’état latent dans l’enfance se précise à l’âge d’homme. »

Il me fit encore quelques question analogues, et à sa façon de parler, je vis clairement à quoi il voulait en venir. Il essayai de m’arracher « des aveux » et mon imagination me le représentait vivement disant à son frère : « Tous ces juges d’instruction sont des imbéciles. Il ne leur a même pas répondu ; moi, je ne lui ai parlé que dix minutes et il m’a tout raconté. » tout cela commençait à m’ennuyer et comme il me disait quelque chose dans ce genre : « Comment pouvais-tu te commettre avec tous ces gens-là, des paysans, des individus sans nom ? » je lui répliquai d’un ton tranchant : « Je vous ai déjà dit que j’avais répondu au juge d’instruction. Je n’ai rien à ajouter. » Il sortit alors brusquement de ma cellule.

Plus tard les soldats de garde firent toute une légende de cette visite. La personne qui vint me prendre en voiture au moment de mon évasion portait une casquette militaire, et, avec ses favoris blonds, elle avait une vague ressemblance avec le grand-duc Nicolas. Une tradition se forma parmi les soldats de la garnison de Pétersbourg, d’après laquelle le grand-duc en personne était venu me délivrer et m’avait enlevé. C’est ainsi que se créent les légendes même en ces temps de journalisme et de dictionnaires biographiques.