Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/403

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courus d’abord assez lentement, pour ménager mes forces. Mais je n’eus pas plutôt fait quelques pas que les paysans, qui empilaient le bois à l’autre bout de la cour, se mirent à crier : « Il se sauve ! Arrêtez-le ! Attrapez-le ! » et ils essayèrent de me barrer le chemin en courant vers la porte. Alors je volai, car il y allait de ma vie. Je ne songeai plus à rien qu’à courir, pas même au trou que les charrettes avaient creusées à la porte. « Cours, cours, de toutes tes forces ! »

La sentinelle, comme me l’ont raconté plus tard les amis qui assistaient à la scène de la fenêtre de la petite maison grise, courait derrière moi, suivie de trois soldats qui se tenaient assis sur le seuil de la porte. C’était un jeune soldat, agile. Il était si près de moi quand je me mis à courir qu’il se croyait certain de me rattraper. A plusieurs reprises il lança son fusil en avant, essayant de me piquer par derrière avec sa baïonnette. Un instant mes amis placés à la fenêtre crurent même qu’il me tenait. Il était si convaincu qu’il m’arrêterait ainsi qu’il ne tira pas. Mais je conservai ma distance, et arrivé à la porte, il dut abandonner sa poursuite. Ayant franchi la porte, j’aperçus, à mon grand étonnement, que la voiture — une voiture découverte — était occupée par un civil coiffé d’une casquette militaire. Il était assis de façon à me tourner le dos. « Vendu, » telle fut ma première pensée. Dans leur dernière lettre les camarades m’avaient écrit : « Une fois dans la rue, quoi qu’il arrive, ne vous rendez pas : il y aura des amis pour vous défendre en cas de besoin, » et je ne voulais pas bêtement sauter dans la voiture si elle était occupée par un ennemi. Cependant, en approchant du coche, je remarquai que l’homme qui y était avait des favoris blonds, qui ressemblaient à ceux d’un de mes meilleurs amis. Il n’appartenait pas à notre cercle, mais nous nous connaissions personnellement, et en plus d’une circonstance j’avais pu apprécier son audace, son courage admirable et sa force qui devenait soudain herculéenne, quand le danger était menaçant. « Pourquoi