Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/423

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de ces horlogers de langue française, pleins de gaieté, de vivacité et de clairvoyance, qu’on rencontre dans le Jura bernois. Graveur en montres de son métier, il ne songea jamais à quitter le travail manuel, et, toujours content et actif, il fit vivre sa nombreuses famille pendant les plus mauvaises périodes où le métier allait mal et où les gains étaient misérables. Il avait une aptitude merveilleuse à démêler un problème difficile de politique ou d’économie, qu’il exposait, après y avoir longtemps réfléchi, au point de vue de l’ouvrier, sans lui rien enlever de sa profondeur et de son importance. Il était connu au loin à la ronde dans les « montagnes » et il était le favori des ouvriers de tous les pays.

Il avait son penchant exact dans la personne d’un autre Suisse, Spichiger, horloger lui aussi. Celui-ci était un philosophe, lent de corps et d’esprit, qui avait le physique d’un Anglais ; il s’efforçait toujours d’aller au fond de toutes choses et il nous surprenait tous par la justesse des conclusions auxquelles il parvenait en réfléchissant sur toutes sortes de sujets, tout en travaillant à son métier de guillocheur.

Autour de ces trois hommes se groupaient un certain nombre d’ouvriers sérieux et intelligents, les uns entre deux âges, les autres déjà âgés, aimant passionnément la liberté, heureux de prendre part à un mouvement si rempli de promesses, et une centaine de jeunes gens éveillés et ardents, également horlogers pour la plupart — tous profondément indépendants et dévoués, pleins d’activité et prêts à aller jusqu’au bout dans le sacrifice de leur personne.

Quelques réfugiés de la commune de Paris s’étaient joints à la Fédération. Élisée Reclus, le grand géographe, était du nombre — le type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe encyclopédiste français du dix-huitième siècle ; l’homme, qui inspire les autres, mais qui n’a jamais gouverné et ne gouvernera jamais personne ; l’anarchiste dont l’anarchisme n’est que l’abrégé de sa