Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/52

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— « Du gibier ? »

— « Oui, oui, ce que tu voudras, pour changer. »

Et lorsque les six services du dîner avaient été arrêtés, le vieux général demandait : « Maintenant, combien te donnerais-je pour tes dépenses d’aujourd’hui ? Sept francs feront l’affaire, je suppose ? »

— « Vingt-cinq francs, monsieur. »

— « Tu es fou, mon garçon ! Voici sept francs ; je t’assure que cela suffira. »

— « Dix francs pour les asperges, six pour les légumes. »

— « Voyons, écoute, mon cher, sois raisonnable. J’irai jusqu’à neuf, et tu ne gaspilleras pas. »

Et l’on continuait ainsi de marchander pendant une demi-heure, jusqu’à ce qu’on fût tombé d’accord sur la somme de dix-huit francs cinquante, sous la réserve que le dîner du lendemain ne coûterait pas plus de quatre francs.

Là-dessus, le général, tout heureux d’avoir fait une bonne affaire, montait en traîneau, allait visiter les magasins à la mode, et revenait rayonnant : il apportait à sa femme un flacon d’un parfum exquis qu’il avait payé un prix fantastique dans un magasin français, et il annonçait à sa fille unique qu’un nouveau manteau de velours, — « quelque chose de très simple » et de très coûteux, lui serait envoyé dans le courant de l’après-midi pour qu’elle l’essayât.

Tous nos parents, qui étaient très nombreux du côté paternel, vivaient exactement de la même façon ; et si, par hasard, une tendance nouvelle venait à se manifester, c’était ordinairement sous la forme d’une passion religieuse. C’est ainsi qu’un prince Gagarine entra dans l’ordre des Jésuites — encore un scandale pour le « Tout-Moscou », et qu’un autre jeune prince entra au monastère, tandis que de vieilles dames devinrent des dévotes fanatiques.

Il y eut une exception. Un de nos proches parents, — appelons-le le prince Mirski — avait passé sa