Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Bon. Alors sois assez aimable pour me lire cette lettre de ma mère. »

Et je lui lisais la lettre naïve qui toujours commençait pas ces mots : « Ton père et ta mère t’envoient leurs bénédictions pour toutes les années à venir. » Ensuite venaient les nouvelles : « Tante Eupraxie est malade, tous ses os lui font mal ; et ta cousine n’est pas encore mariée, mais elle espère l’être après Pâques, et la vache de tante Stepanida est crevée le jour de la Toussaint. » Après les nouvelles venaient deux pages de compliments : « Ton frère Paul te souhaite le bonjour, et tes sœurs Marie et Daria te souhaitent bien le bonjour, » et ainsi de suite. En dépit de la monotonie de l’énumération, chaque nom éveillait quelques remarques. « Alors elle est encore en vie, la pauvre âme, puisqu’elle me souhaite le bonjour ; voilà neuf ans qu’elle ne bouge plus de son lit. » Ou bien : « Oh ! il ne m’a pas oublié. Alors il est de retour à la maison, pour Noël. Un si gentil garçon ! Tu m’écriras une lettre, n’est-ce pas ? et alors je ne l’oublierai pas. » Je promettais, naturellement, et le moment venu j’écrivais une lettre exactement dans le même style.

Les traîneaux déchargés, le vestibule s’emplissait de paysans. Ils avaient revêtu leurs plus beaux habits par-dessus leurs peaux de mouton et ils attendaient que mon père les appelât dans sa chambre pour causer avec eux de la neige et de leurs espérances pour la prochaine récolte. Ils osaient à peine marcher avec leurs lourdes bottes sur le parquet ciré. Quelques-uns poussaient l’audace jusqu’à s’asseoir sur le bord d’un banc de chêne ; mais ils refusaient absolument de faire usage de chaises. Et ainsi ils attendaient des heures entières et regardaient avec inquiétude tous ceux qui entraient dans la chambre de mon père ou en sortaient.

Un peu plus tard, ordinairement le lendemain matin, un des serviteurs montait l’escalier à la dérobée et venait dans la classe.