Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/102

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sions morales illusoires. Or chacune de ses aventureuses Dulcinées devenait pour lui un prétexte à poèmes charmants, à déclarations émouvantes, à une mélancolie cadencée. Il avait fait de la non-possession une sorte de règle de l’amour et il développait ce thème inactuel devant les auditoires les moins aptes à le comprendre, jusque dans les brasseries du Quartier latin et dans les cabarets de Montmartre. D’où étonnement, puis joie, puis bâillement des jeunes tigresses auxquelles il servait, parmi cent madrigaux, cette pâle nourriture, ce blanc-manger.

Il avait une façon bien à lui de remiser les imbéciles et les raseurs, les gens à aparté et à embrasures de portes ou de fenêtres, qui font les importants dans les salons.

— E…excu…cusez-moi, cher ami. Ma ca…calvitie prend un rhume.

En effet, chauve de bonne heure, il promenait avec un effroi simulé sa main dodue sur son crâne luisant. Ou encore il désignait le fâcheux d’un doigt sévère et lui récitait cet exemple de grammaire allemande : « Le bœuf, der Ochs ; la vache, die Kuhe ; ferme la porte, die Thûre zu. » Parfois il s’écartait d’un pas et s’écriait, montrant son interlocuteur ahuri : « Regardez-le… en train de se transformer en p…pomme de terre à la bé…béchamel… », puis, feignant tout aussitôt de s’étonner de son propre bégaiement : « Qu’est-ce qui… qui… fait ça ? C’est moi ? » Quand ses victimes se piquaient ou se fâchaient, la scène devenait d’un comique inénarrable. Pauloun pivotait deux ou trois fois sur ses talons et déclarait, avec l’accent lyonnais des mères qui mouchent leurs gosses : « Oh ! le petit belin, le voilà qui va se mécontentasser ! » Le dictionnaire d’argot de Lyon par Clair Tisseur, les farces du célèbre Gnafron n’avaient pas de secret pour lui. Peu lui importait que sa victime fût anglaise, allemande, norvégienne ou américaine, un personnage considérable, un académicien, un duc, eût ou non la moindre notion des blagues ou coq-à-l’âne qu’il lui décochait… Au contraire, le vrai mérite, le talent modeste étaient vantés et célébrés infatigablement par lui, même s’il s’agissait d’auteurs fort éloignés de son esthétique. Il possédait en musique, en peinture, en bibelots, en poésie, ce don merveilleux du goût, qui complétait chez lui une science très sûre, une vaste érudition.