Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rendre la politesse au bois de Boulogne, où il avala un verre de whisky pur, prétendant devant notre effroi « qu’il avait bien l’habitude ». Il l’avait si peu, le pauvre, qu’il prenait, au retour, sous la lune fraîche, l’obélisque pour un factionnaire, et la Chambre des Députés pour sa guérite. Arrivé chez lui quai Conti, il ne voulait plus sonner à sa porte, mais prétendait finir ses jours en notre compagnie, ce qui nous aurait bien gênés tous. Ce fut un soupir de soulagement quand il eut refermé l’huis, derrière lequel on entendit les tâtonnements de son pas incertain. Mais quelques jours après, on apprit qu’il s’était alité avec une mauvaise laryngite. À quoi tient la destinée ! Si Larroumet était resté chez lui ce soir-là, il continuerait peut-être à rédiger le feuilleton dramatique du Temps ce qui ne ferait pas l’affaire de son distingué successeur Adolphe Brisson… « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… » a dit Pascal.

Quant à Masson, il commençait seulement à publier ses premiers ouvrages napoléoniens. C’était la grande vogue de Madame Sans-Gêne, des Mémoires de Marbot, et il n’était pas encore question de l’Académie pour le gendre de M. Cottin, notre aimable voisin, ancien sous-secrétaire d’État du second Empire. Ex-secrétaire lui-même du gros, jovial et perfide Plonplon, ce démocrate anticlérical ami de Sainte-Beuve, l’ennemi sournois mais acharné des Tuileries, conseiller écouté du lamentable Victor Napoléon, héritier des nuées paternelles, intime de la princesse Mathilde, de Popelin et de tous les débris officiels de l’aventure qui se termina à Sedan, Frédéric Masson ne manquait déjà ni d’une certaine hargne savoureuse, ni d’énervement. C’était un bœuf de travail, aux joues roses, moustachu, aux cheveux à peine grisonnants, qui se promenait à grands pas, les mains dans ses poches, reniflant, pestant et contant des histoires presque toujours atroces ou scandaleuses. Car il a l’imagination tragique. On percevait des bribes violentes : « Imaginez que cet affreux Freycinet… Je lui dis : madame ! vous êtes une drôlesse… le général était mort de colère, après avoir trahi non seulement la France, mais Sa Majesté l’Empereur et Roi. » Car Masson désigne toujours sa victime en trente tomes, feu Bonaparte, par ces mots « Sa Majesté l’Empereur et Roi », de même qu’il appelle volontiers