Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/110

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fois qu’il reçoit un visiteur, autochtone saisi de respect ou étranger avide de connaissances, Masson l’empoigne solidement par le bras, au sortir de table, tout chaud encore du fameux vinaigre, et le traîne dans la vaste galerie où est disposée, sur des étagères ad hoc, et sous vitrines, la collection. Il ne fait pas grâce d’une seule pièce au malheureux tombé entre ses pattes. À quelques numéros plus rares est jointe une anecdote stéréotypée, que le maître de maison répète sans y changer un seul mot, tel le cicérone dans le musée. J’ai vu des vieillards, cependant bien intentionnés, demander grâce sur leurs jambes flageolantes. Des dames ont failli s’évanouir. Sans tenir compte de leur lassitude, l’implacable napoléonomane poursuivait ses démonstrations.

Au plein air, il est moins redoutable. Je n’ai jamais été à Asnières-sur-Oise, où Masson remplissait avec ponctualité les fonctions de maire napoléonien ; il y convoquait régulièrement Coppée, qui se montrait enchanté du vinaigre ; en revanche j’ai vu le monstre en liberté au restaurant du Vieux Garçon, à Morsang-sur-Seine, où la matelote n’était pas négligeable, où le gigot aux haricots était conçu et exécuté suivant les règles. Il n’y avait pas encore d’automobiles. On se rendait là en plusieurs voitures et souvent Drumont nous rejoignait à cheval. Les compagnons de Masson subissaient bien entendu Marmont, Marbot, Ney, Moreau, Pichegru, Malet, puis Persigny, Le Flô, Trochu, Morny et le reste ; mais la vue des coteaux de la Seine, délicieux surtout en automne, distrayait de ces impérialeries et l’on savait qu’au Vieux Garçon on ne servirait pas la soupe à l’aigle. Mon père possédait au plus haut point l’art de couper, « le cutting art », et de rendre à l’humain une conversation trop historique ; Edmond de Goncourt, « Monsieur Edmond », tirait la causerie sur la littérature. De sorte que les choses s’arrangeaient. Enfin Masson n’était pas encore de l’Académie et ses manies n’étaient pas immortelles, ne calaient pas les pieds de son fauteuil. Je tremble en songeant à l’importance qu’elles doivent avoir prise maintenant, aux malheureux qui les subissent sans piper, en croyant que c’est ça la vie.

Au fond, en dépit de Sardou, de Masson, des mémoires, un grand voile d’ennui flotte sur le premier comme sur le second