Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/113

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ignorance réelle des caractères et des tempéraments est égale à son ignorance, à moitié feinte, des ouvrages d’autrui et des circonstances. Généralement les hommes de son importance et de son rang intellectuel sont gainés dans l’existence, y ont leur place, leurs aises, leurs contacts. Lui ne tient pas dans sa gloire. Elle est tantôt trop grande, tantôt trop étroite pour ses dimensions et il y apparaît comme gêné. Il s’attache à des minuties, à des vétilles, il rumine des propos insignifiants, où il voit des manquements graves. Il est fidèle au souvenir de la façon la plus touchante, puis il vous prend en grippe tout à coup, pour un éternuement ou un sourire. Sa timidité frotte contre son orgueil jusqu’à produire des étincelles. Il aime le mystère rocambolesque, prend des noms supposés pour aller acheter un petit pain ou essayer un chapeau ; il a le sens du comique, de l’ironie, éclate de rire, se tait soudain, tombe dans une mélancolie profonde, s’embarque, disparaît, plonge, reparaît et se plaint de votre silence. La foule de ses personnages intérieurs est considérable. Je note un poète admirable non seulement du langage, mais de l’émanation du langage, de l’indicible, de l’aura, un nomade, moitié chevalier errant, moitié marin, et aussi, hélas ! une concierge, accueillant sur son locataire tous les racontars de la fruitière. Sa crédulité est aussi vaste que ses périples. Il prend Jean Aicard pour un écrivain, les Turcs pour des anges de douceur et de mansuétude ; et il expose son erreur d’une petite voix blanche, pressée, sans timbre, une voix de somnambule. Ce qui dort en lui est encore bien plus considérable et remarquable, à mon avis, que ce qui paraît éveillé, et je ne suis pas loin de le considérer comme la victime de quelque méchant magicien. Mais quel est le mot, quelle est l’épreuve qui le délivrera de son déguisement ?

J’ajoute que mes restrictions n’ont jamais été partagées autour de moi. Mon père chérissait Loti et quiconque plaisantait Loti se faisait aussitôt rembarrer cruellement. Chaque retour de Loti lui était une joie, chaque départ une tristesse. Il le traitait en frère cadet, auquel il communiquait son expérience. La lettre par laquelle Loti se présentait à l’Académie a été écrite sur un coin de la table d’Alphonse Daudet, qui n’en voulait pas pour lui-même, mais n’en dégoûtait pas les autres. À l’abri de cette affection, Loti était d’un parfait naturel et quelquefois d’un