Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/115

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phase d’amaigrissement, et qui venait de découvrir à la fois la jeunesse, la grande passion morale et physique — il ne disait plus : je suis un chafte, — et la musique dans la personne de son sosie Alfred Bruneau ; Georges Rodenbach, visage très fin, pâle et mélancolique sous une broussaille de cheveux blonds, parole ardente, imagée, un peu nasillarde par moments ; le peintre américain Whistler, tête de diable sympathique, petite mèche blanche jetée comme une plume de cygne au milieu de cheveux demeurés noirs, voix de fausset à éclats soudains, du plus comique effet ; son beau-frère Whibley, critique aigu, anglais placide et railleur assez semblable à un quartier de fromage de chester, mais quel chester !… Edmond de Goncourt, agacé par la présence de Zola, qui lui rebroussait toutes ses houppes nerveuses ; Mme Dardoize, familière de la maison, personne lettrée, originale, spirituelle, d’un commerce très agréable, que ces messieurs taquinaient volontiers pour sa distraction légendaire ; Marcel Schwob, juif érudit, laid, gras, attirant, d’une culture encyclopédique, alors mon camarade et que le naturalisme et Zola — c’était avant l’affaire Dreyfus — irritaient et dégoûtaient vivement ; mes parents, mon frère Lucien Daudet, et moi-même.

Zola, désireux d’épater Whistler, qu’il rencontrait pour la première fois, commença d’exposer ses idées orchestrales et symphoniques, assez comparables aux fameuses pensées d’un emballeur. À l’entendre, Bruneau, saisissant la musique d’une main vigoureuse, allait l’arracher à la hideuse convention, « au ronron de Mozart et des autres », et faire d’elle « la grande traductrice de la vie en général, de l’amour et de la haine fondus dans le tumulte univerfel. » En vain Rodenbach, soutenu par Schwob et par moi, faisait-il observer au philosophe sommaire de Médan que la reproduction servile de la nature sonore serait quelque chose d’assez maussade et inférieur. Zola se montait, s’exaltait et finissait, presque par se fâcher. Nous autres, « la veuneffe », habitués fanatiques des concerts Lamoureux et wagnériens éperdus, pouffions de rire dans nos serviettes à l’idée que Bruneau, à la silhouette famélique, allait dégoter le Crépuscule des Dieux avec l’Attaque du moulin, et Tristan et Yseult avec le Rêve. Whistler criait de sa voix aiguë, en montrant Zola hérissé : « Oui, oui, quand il monte en chemin de fer, il veut que ce Brouneau décrive son bagage avec un violon.