Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/118

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déversoir à un hôpital. Ce maniaque d’un genre spécial, participant à deux ou trois sexes, ne manquait pas de « patte » comme on disait alors, ni « d’écriture artiste ». Il avait inventé une forme de chronique éparpillée et bavarde, composée des ânonnements, balbutiements et bouts de dialogue des esthètes qui mangent le potage à l’éther et s’habillent en messieurs, quand ils sont des dames, en dames quand ils sont des messieurs. Il en encombrait les journaux, ainsi que d’allusions empoisonnées, de rosseries pseudo-féminines aux maisons où on l’avait reçu, où on ne le recevait plus, où on ne le recevait pas encore. La veulerie de l’époque apparaissait dans ce fait que Lorrain était toléré et ne recevait pas quotidiennement la ration de caresses de cannes et de frictions de pied dans le derrière à laquelle il avait certainement droit. Bon fils, ce qui semble paradoxal, il vivait à Auteuil auprès de sa mère, personne d’aspect redoutable, que j’avais baptisée Sycorax, en souvenir de Caliban. Le soir, il allait retrouver, dans les bals louches du Point-du-Jour, des camarades de sa complexion. D’où des histoires de commissariat de police qui se dénouaient généralement à l’amiable, Jean le Journaliste étant connu et au-dessous de la déconsidération. Neuf mois sur douze, il déambulait de Toulon à Nice, le long de ce littoral qui est devenu le conservatoire des perversions sexuelles, en même temps que le Bottin de l’espionnage allemand. Il rapportait de là des études vireuses, putrides, décomposées à son image, mais qui demeurent de bons spécimens de psychopathie pittoresque.

Comme les gens de son déplorable tiroir, Lorrain, au milieu de ses voltes maladives, conservait avec soin un ou deux points fixes, un ou deux refuges. Goncourt en était. Je lui disais : « Monsieur de Goncourt, comment pouvez-vous supporter cet horrible coco ? Sa simple vue me rend malade. » Il me répondait : « Que veux-tu, mon petit, Auteuil est loin et il y a des jours d’hiver où je suis bien isolé. Lorrain m’amuse avec ses cancans, et puis, quand Bonnières et Bauer m’ont attaqué, il a été très bien pour moi. » Le cas de Lorrain, moins le scandale final, est très comparable à celui d’Oscar Wilde, que la société anglaise tolérait et même adulait, à la façon d’un original gentleman, jusqu’au jour où l’on s’aperçut qu’on avait affaire à un véritable aliéné moral. Le fou en liberté est une chose affreuse,