Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/120

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des retraites aux flambeaux dans le parc, car il a toujours été robuste et agile comme un Indien et a toujours excellé aux exercices du corps. De sorte que je n’aperçois jamais sans émotion, au-dessus de la table cordiale du dîner Goncourt, son sourire de Persan brachycéphale, comme nous aurions dit en 1889.

À travers les pires divergences politiques, une solide affection m’a toujours uni à Gustave Geffroy. Il en est quitte pour ne pas lire les articles où je prends quelques libertés vis-à-vis des idées républicaines et de certains de ceux qui les représentent. Je le définirai d’un mot : c’est un brave. J’entends par là qu’il n’a jamais aucune des petites lâchetés, ni défaillances courantes. Il défend ses convictions et ses amis par son accent de sincérité, par son rire, par son coup d’œil de Breton têtu, mais de Breton qui a longtemps navigué dans les quartiers populeux de la grande ville, autour des îlots où flottent pêle-mêle les naufragés, les pâles sirènes et les requins. Si Rosny connaît bien Montrouge, Gustave Geffroy possède son Belleville, et ce n’est pas une petite chose que de tenir l’histoire et le courant d’un de ces quartiers de Paris, où les pierres chuchotent le jour et crient la nuit. Lisez l’Apprentie et vous m’en direz des nouvelles. L’amour de Paris, de ses tournants, de ses luisants, de ses apparitions soudaines, de son inconnu, de ses pluies, de son trottoir sec, engageant à la marche, de ses fenêtres éclairées, de ses passantes si diverses, de ses métiers jolis et pas beaux, cet amour-là crée une solidarité entre ceux qui le partagent. Je connais une jeune Parisienne qui, par la pire tourmente de neige de février, apercevant un trou un peu plus clair dans le triste coton céleste, entre les cheminées du quai des Orfèvres, s’écriait : « Voici le printemps ! Paris est toujours en avance. » Geffroy pense de même et il y a une émouvante espérance dans les paysages urbains qu’il décrit.

À côté de cela, il possède en art le goût naturel, indiscutable, cet instinct oculaire, tactile, nasal, qui fait qu’on trouve bien ce qui est bien, que quinze ans avant tous les autres on proclame le génie de Rodin ou de Carrière, devant les badauds étonnés. Avec une ténacité de granit celte, Geffroy a écrit vingt, trente, cent articles, puis encore cent et cent de plus, pour signaler dans Eugène Carrière quelque chose comme le Rembrandt français, dans les corps harmonieusement tordus par Rodin, la