Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/125

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avait trouvé le moyen, dans son filet habituel, de signaler en quarante lignes l’apparition d’un ouvrage « terrible, farouche, compact, souvent injuste, mais qui… mais que… » Tous les termes de blâme et d’éloge étaient choisis, dosés de façon à surexciter l’intérêt et à mettre en vedette un nom, la veille encore connu des seuls lettrés. J’en aurais dansé de plaisir. Il m’eût semblé trop injuste qu’un tel effort, si neuf, si hardi, retombât dans les ténèbres et dans l’oubli, que « l’âpre forêt, comparable à celle de Dante » — comme le répétait volontiers mon père — ne soulevât pas l’admiration du grand public. Car j’avais dévoré, bien entendu, ces pages redoutables et elles avaient été pour moi une révélation du même ordre que l’Introduction à la Médecine expérimentale de Claude Bernard ou que le Traité de l’Auscultation médiate de Laënnec. Une question nouvelle, celle de la race envahie, se posait à mon jeune esprit, avec toutes les lumières d’or bronzé qu’y faisait jouer Drumont, tous ces accents d’un tragique contenu qui font qu’aujourd’hui encore j’entends sonner dans ma mémoire, comme le tocsin de la patrie, tel ou tel chapitre de la France juive.

Ça ne traîna pas. En quarante-huit heures l’édition, mise en vente par Marpon, était épuisée. Il fallait retirer dare dare. Je restai pendant une bonne heure, sous les arcades de l’Odéon, à regarder les acheteurs qui emportaient leur paquet de la façon suivante : un volume dans leur poche, l’autre à la main, afin de satisfaire immédiatement leur avide curiosité. Quelques-uns couraient en lisant jusqu’à un banc du Luxembourg. Je rapportais ces détails à Drumont, qui riait d’un bon rire, se frottant les mains, répétant : « Ah ! mon cher Léon, c’est fabuleux ! » L’envie n’a jamais habité mon cœur, mais que n’aurais-je donné pour être à sa place, soulever en même temps pareil enthousiasme et pareilles haines !

Car, dans le milieu politique républicain, c’était un mélange de stupeur et de rage : « Ah ! vous le connaissez, eh bien je ne vous félicite pas… Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?… Tout est inexact, il n’y a pas un mot de vrai là-dedans. Je connais les Rothschild depuis vingt ans… Calomnie abominable… Fatras indigeste, compilation ridicule… Il doit être payé par quelqu’un… C’est un vulgaire maître chanteur… Il n’y a qu’à