Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/145

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lancée par le père des Rougon, avec une fatuité zézayante et burlesque : « Moi, madame, je suis un chafte… » Que diable sa chasteté venait-elle faire dans ce souper littéraire… avertissement, appât, simple exposé doctrinaire ? En tout cas le propos inattendu nous fit bien rire par la suite, Goncourt, mon père et moi-même. J’ai toujours imité avec succès la voix et les tics intellectuels, la feinte bonhomie de Zola et ce grosso modo qu’il introduisait dans la discussion, quand celle-ci tournait mal pour lui. Que de fois ne me fit-on pas répéter, en tapotant sur mon nez un lorgnon imaginaire : « Moi, madame, je suis un chafte. » À plusieurs reprises, Koning, que la jalousie n’abandonnait guère, lança dans la direction de sa femme des : « Kesque tu dis ?… Ça n’est pas ça… Elle ne sait pas c’qu’el’dit… » retentissants. Ces grossièretés étaient noyées dans la causerie générale et s’adressant à un si fin visage, à un pareil décolleté, semblaient les aboiements d’une gargouille en furie contre la Vénus du Titien. À regarder Mme Hading croquer une truffe, ou peler une orange de ses doigts fins, mes amis et moi-même perdions le boire et le manger.

Pour ma part j’assistai, presque sans défaillance, à toutes les représentations de Sapho. Je ne me risquai qu’une fois sur dix à aller rendre visite à l’éblouissante Fanny Legrand dans sa loge ; cette innocente joie m’était gâtée par les aboiements furibonds du vizir juif, lesquels retentissaient sans interruption dans le corridor et le petit escalier de bois : « Où est Desclauzas ?… l’accessoire, je vous dis, l’accessoire de cette idiote de Desclauzas ? Ah ! c’est vous M. Daudet… Mme Hading n’est pas visible… elle se repose. Le praticable, tonnerre de D… le praticable ! » Une fois même, je donnai cent sous à un cocher chargé de raconter à cet énergumène, comme dans les comédies, qu’une manière de Turc l’attendait au café Marguery afin de lui faire une communication importante. Ainsi aurais-je eu cinq minutes de liberté pour remettre quelques fleurs à la camériste de Sapho. Mais, sans laisser à mon ambassadeur en houppelande le temps de s’expliquer, l’odieux Koning l’envoya dinguer dans un ouragan d’imprécations : « Qui a laissé entrer ça ici….. voulez-vous me f….. ça dehors » Le cocher en eut, je vous en réponds, pour ses cent sous. Comme il sortait, titubant, il se heurta contre un autre cocher, de théâtre celui-là, qui joue