Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/165

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tère fort différent, également bons et intelligents et soumis aux volontés et à l’avarice de leur terrible bénisseur de père. Imaginez l’existence en commun de ces quatre personnages, vivant chichement même quand sonna l’heure de la prospérité, soumis aux humeurs d’une maîtresse belle et despotique, invisible, mais présente à quelques pas, femme de théâtre et de ruse et qu’on imagine reprochant sans cesse sa solitude à son cher auteur.

Le roman de cette mort lente de toute une famille, soumise au génie et empoisonnée par lui, eût été certes plus intéressant que les Travailleurs de la mer, sorte de Robinson manqué, où se trouvent cependant de beaux paysages, que l’Homme qui rit, œuvre hasardeuse et à demi démentielle, ou que les Misérables, ce répertoire moral du romantisme. L’histoire vraie de l’exil de Hugo, telle que j’ai pu la reconstituer à travers les récits de l’entourage, notamment ceux de la touchante Mme Chenay, belle-sœur du maître, serait quelque chose de tragique et de comique à la fois. Hugo était un tyran domestique, un égoïste forcené, mêlé d’Harpagon et de Tartuffe, recouvrant toujours d’un beau prétexte sa dureté ou sa sensualité. Un trait le peint : il tenait vers la fin de sa vie un carnet de toutes ses dépenses. Sur ce registre, le chiffre de 40 francs, inscrit en face du mot bienfait, à intervalles périodiques, attira notre attention. Or ce genre de « bienfait », information prise, témoignait simplement d’une rare verdeur de tempérament, conservée jusqu’à la fin par l’étrange bonhomme. C’est parfait, mais par quel besoin intime de cabotinage sentimental inscrivait-il cette fonction à la colonne du cœur ?

Voici comment m’apparut Hauteville-House en juillet 1885 :

Au rez-de-chaussée, la salle à manger, tapissée de faïences rares et belles qui se groupaient en un H gigantesque, au-dessus de la cheminée. Un fauteuil, fermé par une chaîne de fer, représentait « le siège des ancêtres ». Une Sainte Vierge tenant dans ses bras l’Enfant Jésus était transformée en Liberté par les vers suivants :

Le peuple est petit, mais il sera grand
Dans tes bras sains, ô mère féconde,
O Liberté sainte au pas conquérant.
Tu portes l’enfant qui porte le monde.