Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/172

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de ces dédains en conviant les enfants pauvres du voisinage à de touchantes fêtes de famille, où on leur distribuait des jouets et des vêtements. Car, au milieu de toutes ces comédies et diableries, il aima sincèrement les petits et il est un des rares auteurs français qui aient su les peindre au naturel, qui n’en aient pas fait, comme les artistes du XVIIe et du XVIIIe siècles, des grandes personnes rapetissées.

Il aimait aussi les éditeurs, mais bien cuits, en ogre véritable. L’infortuné Lacroix en sut quelque chose, qui se ruina avec le triomphe des Misérables. Le maître lui avait fabriqué un traité qui assurait audit Lacroix le manque de pain pour ses vieux jours. Les grands philanthropes laïques ont toujours excellé dans la défense enragée de leurs intérêts. La revanche de leurs nuées, c’est leur bas de laine.

Dans ce premier séjour à Guernesey, nous accompagnait un parent de Hugo, du nom de « monsieur Trébuchet », lequel faisait partie du conseil de famille. « Monsieur Trébuchet » était un brave homme, petit, grisonnant, aux yeux divergents, toujours vêtu d’un ample paletot à pèlerine, dans lequel il disparaissait, à qui la mer faisait un mal atroce et une peur effroyable. Nous l’avions qualifié tout de suite d’ « éminemment impropre à la navigation », et la plaisanterie consistait à lui proposer quotidiennement une promenade en bateau. Il la refusait d’un geste épouvanté. Ses naïfs étonnements devant les devises de Hauteville nous amusaient fort. Jamais personne plus ordinaire n’habita logis plus original.

Le secrétaire de Lockroy était, à l’époque, Georges Payelle, aujourd’hui premier président de la Cour des Comptes : « Payelle, ou la plus belle carrière administrative de la République ». C’était et c’est sans doute encore un grand et jovial garçon, aussi farceur que nous, — ce qui n’était pas peu dire, — féru de littérature et de poésie, et qui savait par cœur des centaines de vers de tous les romantiques et de tous les parnassiens. Pour nous reposer d’inventorier la maison magique, nous faisions de grandes courses à travers l’île, où abondent les points de vue, les baies pittoresques, les rochers dramatiques. Nous suivions les traces de Gilliatt en interrogeant les naturels, braves pêcheurs au large visage encadré d’une barbe rousse ou blanche, qui parlaient encore une sorte de patois