Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/18

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d’Eylau, indifférent à tout ce qui n’était pas son puissant modèle. Il était encore très discuté, principalement par les gens qui n’y entendent rien. Les visiteurs faisaient leur cour à Hugo en dépréciant ce buste admirable, auquel ils reprochaient de ne pas signifier tout l’Olympe. Le Vieux, perdu dans son rêve héroïque et libidineux, — car il eut jusqu’au bout toutes ses cordes, en lyre solide qu’il était, — n’approuvait ni ne désapprouvait. Il mangeait par exemple, de ses cent vingt-huit dents intactes, avec une gloutonnerie tranquille qui donnait une rude idée des estomacs fabriqués en 1802. Puis il s’occupait de ses petits-enfants avec une tendresse réelle et touchante. Il est fâcheux que Catulle Mendès ait mis cette tendresse en mauvais vers à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de l’illustre Siècle-avait-deux-ans. Mendès, sur un sentiment vrai, fait l’effet d’une limace sur un fruit.

Habitué de la demeure glorieuse, Catulle Mendès apportait là cette conversation faussement érudite, cet entrain artificiel, ces hennissements et ces piaffements qui faisaient de lui le plus fatigant des convives, après Cladel. Il voulait avoir l’air tout enthousiasme, tout flamme, tout amour. Soignant sa gloire, il emmenait les jeunes gens dans les coins, leur expliquait Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam et Wagner, leur saisissait le bras, riait avec ébahissement, s’écriait « Hein ! comme c’est cela, est-ce assez cela ! » Il empoignait sa chaise : « Ce meuble est moins réel pour moi qu’un beau vers. » Et il en citait un, de Hugo, de Baudelaire, de Gautier, bien choisi, mais gâté par l’amphigouri, le ton d’exaltation ou de mystère. Il sortait du Parnasse comme du ghetto. Vers 1880 il n’était pas encore hideux. Ses traits d’ancien beau tenaient toujours, mais il exhalait déjà cette odeur de colle et d’éther qui rendait vers la fin son contact répugnant. Plaisanté chez Hugo pour sa fidélité à Wagner, il défendait « l’autre tableau » comme un joueur qui mise « à cheval » et sa loyauté elle-même faisait l’effet d’un calcul, d’un trompe-l’œil. À ses côtés se tenait Blémont, dont je n’ai jamais lu une ligne, à qui je n’ai jamais entendu proférer un son, et cet étrange Jean Aicard, avec son masque de sylvain foudroyé. L’originalité, la seule, de Jean Aicard, aura été, au cours de sa sinistre existence de plagiaire, ce contraste d’une âme banale jusqu’au vil et d’un visage presque dantesque.