Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Daudet, je vous aime infiniment. Il y a longtemps que j’avais envie de cette formelle réconciliation. » Puis reculant d’un pas il reprit : « Formelle réconciliation… » Il était rouge, avec de grosses larmes dans les yeux. Je devinai tout de suite de quoi il s’agissait. Le diagnostic n’était pas difficile… Pauvre diable de Gilles de la Tourette ! C’est bien la seule minute de sa vie où il m’ait été sympathique. Il faillit tout gâcher, en voulant m’accompagner de force dans mes courses. Je ne pouvais plus me décoller de ses protestations haletantes de tendresse et de dévouement.

Les agrégés Marie et Ballet étaient, chacun dans son genre, des hommes ponctuels et raisonnables, assez sympathiques mais privés de génie et même d’originalité. Ils sont demeurés de bons élèves de Charcot, comme ils eussent été, dans d’autres professions, de bons élèves de Bétolaud, de bons employés de Chauchard ou de bons architectes ou de bons commerçants. Il ne leur est jamais venu à la pensée que le foie, le rein, le pédoncule cérébral pouvaient être construits autrement que ne l’avait décrété Charcot, ni se comporter autrement que ne l’avait établi Charcot. Comment supposeraient-ils une seule minute que ces organes osent désobéir quelquefois à Charcot, alors qu’eux-mêmes ont toujours accepté, même après sa mort, ses impérieuses directions ? Aussi les professeurs Marie et Ballet continuent-ils à faire exactement les mêmes diagnostics que Charcot et à rédiger, dans des termes identiques, les ordonnances qu’a rédigées Charcot. Ils semblent s’attendre toujours à ce que le patron, ouvrant la porte de leur cabinet, vienne à eux de son pas appuyé, remuant les mâchoires comme s’il suçait un bonbon amer, et marmonnant : « Dites donc, Marie, dites donc, Ballet, quoi de nouveau ce matin dans le service ?

— Rien, Monsieur…

— C’est bon, c’est bon. Je vais faire un tour par là tout de même. »

Ô souvenir ! C’est mardi matin ; la cloche sonne annonçant l’arrivée du maître. Son service est là qui l’attend au grand complet. Voici le grand Babinski, la mine ouverte, jovial, les mains dans ses poches sous son tablier blanc. Voici Sollier, la calotte en arrière, une petite pèlerine sur les épaules, non moins alerte, non moins heureux de vivre en faisant de bons