Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/206

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de connaître un tout petit coin de la science française d’autrefois, alors que le mandarinat et les concours n’avaient pas encore desséché la veine de nos physiologistes et de nos anatomistes. Je veux parler du laboratoire de Gréhant au Jardin des Plantes, perdu dans la verdure, entre les ours et les blaireaux, formé de quelques corps de bâtiments juxtaposés, auxquels on accédait par une petite barrière, munie d’une sonnette dont j’entends encore le tintement. Le bras droit de l’aimable et bon Gréhant était le Dr Artaud, à qui m’avait recommandé Paul Belon, son camarade. J’ai passé là des heures exquises et laborieuses, recevant des conseils et des enseignements qui n’ont jamais quitté ma mémoire. Un vieux chien, habitué à la vivisection, qui avait eu le ventre ouvert plusieurs fois, presque toutes les principales artères dénudées, et qui ne s’en portait pas plus mal, rôdait autour de nous comme le barbet de Faust. On entendait au loin des cris d’enfants, l’appel du paon, « Couin… Eon ! » et des bruits indéterminés. Le garçon à barbe blanche, un Alsacien du nom de Clam, nous apportait en soufflant, à cause de son asthme, les instruments dont nous avions besoin. Artaud m’initiait aux fonctions du cervelet et de la moelle, aux mouvements du cœur, systole et diastole, à la dissection du poumon de la grenouille qui a l’air, quand il fait hernie, d’une petite morille instantanée. Il m’apprenait aussi à me méfier des pièges et embûches de l’École et à ne pas croire que les plus diplômés fussent toujours les plus capables. Cela sans nulle amertume, car son détachement des honneurs était extrême, et sa grande valeur apparaissait seulement dans les visites que lui faisaient des camarades ou des pontifes, afin de solliciter son avis.

C’est ainsi qu’un jour je vis apparaître le juif Germain Sée que j’avais rencontré, l’année précédente, au chevet de Victor Hugo. Du col très évasé qu’il portait toujours, sortait une grande tête bourrue, aux yeux noirs et durs de vieillard buté. Sa nullité était proverbiale. On racontait que ses élèves corrigeaient ses bouquins sur le cœur, arbitraires, illisibles et que personne ne consulte plus. Sa haute situation lui venait uniquement de sa race et de son entregent, des ramifications innombrables du ghetto d’or. Lui-même a été l’introducteur, le protecteur d’autres sémites, lesquels, à leur tour, en ont amené d’autres. La pullu-