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DEVANT LA DOULEUR

pas bête, débrouillard, gouliâfre et quelque peu pochard, qui s’appelait Ferdinand. L’armoire de Ferdinand, comparable au nid de la huppe, renfermait les objets les plus hétéroclites, de la ficelle, des anchois, de l’eau-de-vie, du sucre, un manuel du parfait infirmier et des vieux boutons. Ayant ponctionné une pleurésie intéressante, M. Potain avait recommandé expressément qu’on lui gardât le liquide. Le pauvre Ferdinand, étant ivre, renversa le flacon dans sa cachette, englua ses trésors et reçut du patron, par-dessus le marché, une avalanche d’injures véhémentes, qui se termina par un billet de cinquante francs. En suite de quoi nous dations de là les éphémérides de la Charité : « Monsieur, c’était quinze jours, un mois après le suif à Ferdinand. » — « Ah ! oui, la perte du liquide pleurétique… sacré diable d’animal ! »

Le service Potain était naturellement très recherché. Les meilleurs de la Faculté sollicitaient l’honneur de faire partie de cette clinique. J’ai connu là l’excellent Foubert, aujourd’hui disparu ; Sapelier, qui s’est fait depuis une belle clientèle ; Paul Delbet, médecin de grande valeur, qu’il ne faut pas confondre avec son cousin, le chirurgien penseur Pierre Delbet, et enfin Henri Vaquez, le maître actuel de la pathologie du cœur et des vaisseaux et le successeur de M. Potain. C’était un milieu agréable et sans morgue, beaucoup plus humain que celui de la Salpêtrière et où le malade n’était pas considéré comme un simple support de la maladie. La merveilleuse bonté du chef rayonnait sur tout le monde, enlevait même à l’hôpital cet aspect rébarbatif et impersonnel, cette odeur fade qui impressionnent tellement les pauvres gens. Des habitués, atteints d’un vulgaire rhumatisme chronique, venaient là faire leur petite saison de villégiature, participer au régal de la double portion, se requinquer dans cette atmosphère familiale. J’en ai vu qui se plaignaient à M. Potain de la trop grande fréquence de la purée de pois cassés. Il répondait avec douceur : « Cela sort un peu de mes attributions. Néanmoins, j’en parlerai à la direction. Il importe en effet de varier les menus. »

Tel était aussi l’avis d’Esbach, chef du laboratoire de chimie, et de son inséparable Suchard, chef des travaux anatomo-pathologiques et chargé des autopsies. Esbach était un bon vivant, jovial et robuste, qui avait écrit un Tartarin à l’École de Méde-