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DEVANT LA DOULEUR

les brûlures et les ricanements des âmes qu’a désertées le divin.

Aucun des clients de M. Potain n’a pu oublier le souci extraordinaire avec lequel, — son examen terminé, — il posait les grandes lignes et les détails du traitement. Ce travail lui prenait quelquefois trois quarts d’heure, une heure de silence, d’immobilité complète, et contrastait singulièrement avec les ordonnances bâclées ou insouciantes des premiers parmi ses confrères. Je lui demandais pourquoi il recommandait si souvent l’eau de chicorée à sa clientèle riche. Il me répliqua avec tranquillité : « Parce que la chicorée fait boire de l’eau pure et que l’alcoolisme est malheureusement assez fréquent chez les dames de la bonne société. Cela leur est venu d’Angleterre et d’Amérique. Le désœuvrement en est cause. Elles abusent notamment de l’eau de mélisse. » L’usage, de plus en plus fréquent, des poisons chroniques, cocaïne, morphine, laudanum, extrait thébaïque, l’effrayait pour l’avenir. Il s’en détournait volontiers, ainsi que des grandes aberrations du système nerveux, des troubles sexuels tels que l’inversion masculine et féminine, dont on commençait à peine à s’occuper. Il avait une invincible horreur de ce qui dégrade la créature humaine, un besoin de respirer l’air pur et le parfum des fleurs morales, que j’ai retrouvé au même degré seulement chez Mistral. C’est pourquoi j’affirme et je maintiens que M. Potain portait en lui un poète lyrique. Ce qui le soutenait, dans son affreuse et sublime besogne, c’était l’espoir de la guérison. Il se plaignait doucement qu’on l’appelât toujours, comme un médecin des morts, pour constater le décès. Il murmurait, au retour de ces tournées funèbres : « C’est accablant. En vérité, c’est accablant. »

Ce sentiment existe, à des degrés divers, chez tous les médecins qui voient au delà de leur métier, qui ne sont pas de simples distributeurs de spécialités pharmaceutiques. Il arrive un jour, aux environs de la cinquantaine, où la curiosité clinique s’émousse, où le contact perpétuel de la douleur, de la déchéance et du trépas d’autrui fatigue et déprime, où le docteur à la mode éprouve le besoin de s’évader : il tombe amoureux fou d’une dame austère, d’une demoiselle frivole, de peinture, de musique, de voyage, de littérature. Il songe : « Eh ! là-bas, je ne veux pas avoir usé toutes mes facultés à la contemplation du charnier. » C’est la revanche de la vie déclinante sur