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DEVANT LA DOULEUR

de la force, est d’une sauvagerie un peu lunatique. C’est bien dans Denise que pérore un « bon ouvrier » si comique. On peut dire de Dumas fils qu’il a traversé l’existence sans la voir autrement qu’à travers le code, les traités de médecine de son temps et une paire de lunettes dont un verre s’appelle poncif, l’autre paradoxe. La naïveté et l’impulsion du nègre, quant aux femmes, sont en lui. Je préfère son effervescent papa, pondeur de truculente copie, qui, à travers mille insanités historiques, eut au moins le sentiment très vif des auberges et des routes de France.

Avec le même ébahissement que la plupart de ses contemporains, Dumas fils fréquentait les médecins. Au besoin il en inventait, prêtait du génie à un vague Polonais féru de régimes, à un rebouteux, à un obscur dentiste. Le seul savant sérieux de son intimité fut le bon et perspicace Dr Fabre. Vous trouverez encore des personnages pour vous soutenir qu’il était très séduisant. Après sa mort, ses familiers imaginèrent de perpétuer un dîner en son honneur, sous son égide. Idée fâcheuse, qui fait du repas rituel une corvée funèbre — si l’on se contraint à parler du mort — et, si on oublie le mort, une parade indécente. J’ignore si ce dîner persiste. Il finira par n’avoir plus comme unique convive que Louis Ganderax, le débonnaire, le barbu Louis Ganderax, lequel, tout en n’étant pas de l’Académie, est, comme chacun sait, immortel.

Cela commence ainsi que dans une fable : « Louis Ganderax adorait Meilhac. » Il adorait aussi Dumas fils, la princesse Mathilde, Popelin et une ou deux centaines de personnes en vue. Ganderax est le conseiller, le confident, l’assidu aux mariages et aux enterrements, que l’on aperçoit au fond des sacristies, tel le donateur en un coin du tableau, joyeux du bonheur ou triste du malheur d’autrui, l’œil noir et fin, soufflant d’une seule narine dans sa gigantesque barbasse où pourrait gîter un nid de sarcelles. À force de chérir ses contemporains, Ganderax en était arrivé à serrer sur son cœur les frères Calmann-Lévy, hideux petits juifs mondains et trifouilleurs, nourris des boyaux des écrivains français, éditeurs de la Revue de Paris, maîtres de la librairie qui porte leur nom. Ceux-ci confièrent à Ganderax la direction littéraire de leur périodique. Moment lumineux de la vie de Ganderax, — mon Dieu, que ce nom sonore et