Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/26

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jeunesse. Il n’y a donc pas, dans cette impression si vive, la moindre rancœur, même inconsciente, d’adolescent dédaigné par un homme célèbre.

La plupart des habitués du salon Hugo se retrouvaient dans la maison voisine, et non moins accueillante, des Dorian et des Ménard-Dorian. L’hospitalité y était large et même fastueuse. Une maîtresse de maison d’une grande allure, toujours empressée envers ses hôtes, un maître de maison en retrait, mais bon partisan, type achevé de protestant du Midi et fanatique sous des dehors timides, une dame âgée d’une exquise délicatesse, femme du Dorian du siège de Paris et belle-mère de Paul Ménard, une jeunesse turbulente, joyeuse et terriblement gâtée dont j’étais, tout contribuait à faire de cette demeure une des oasis de la République. Tout était organisé là en vue de notre amusement : dîners, soirées, bals, soupers, promenades aux environs de Paris. On y faisait de l’excellente musique, qu’on était libre aussi de ne pas écouter. Les littérateurs en vedette, Zola, Daudet, Goncourt se rencontraient là avec la plupart des artistes connus : Rodin, Carrière, Béthune, Renouard, etc., avec de vieux doctrinaires comme Considérant, avec la cohue des hommes politiques du régime, de Georges Périn à Allain-Targé et de Challemel-Lacour à Rochefort. Mais le centre de tous les regards était le directeur de la Justice, la promesse du parti radical, Georges Clemenceau, flanqué de ses deux jeunes frères Albert et Paul.

Il n’entre nullement dans mes intentions d’écrire ici un pamphlet. Je veux montrer les choses et les gens dans leur lumière de l’époque, quitte à noter par la suite leurs déformations et leurs dégradations. Je n’atténue rien, mais je ne force rien. Ces pages n’auront aux yeux des lecteurs qu’un mérite : la sincérité dans l’exactitude. Je dirai donc que Clemenceau était alors et de beaucoup le plus intéressant, non seulement de son groupe, mais encore de tout le milieu républicain. D’abord il avait de l’esprit, et il était presque le seul, si j’excepte ce gnome hilare d’Allain-Targé. Mais Allain-Targé, avec sa trogne rouge et son nez court, riait tellement de tout ce qu’il narrait, en tripotant son énorme barbasse, qu’il amoindrissait par avance l’effet de ses truculentes facéties. Il racontait qu’un jour, étant ministre et ayant reçu des explications confuses d’Antonin Proust au