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GEORGES COURTELINE

— Non, pas vendredi, jeudi, saperlipopette ! Comment vous graver cela dans la tête ?

— C’est bien simple. Jules, — ici Courteline appelait le garçon, — vous me rappellerez demain que je dîne chez Alphonse Daudet. Ça colle, hein ? et pas de blagues.

— Monsieur Courteline, vous pouvez y compter.

Le lendemain, à partir de sept heures et demie, Alphonse Daudet, qui, lui, n’avait pas oublié, me demandait, non sans inquiétude : « Tu es sûr que Courteline va venir ?

— Ah ! papa, j’ai fait de mon mieux. Il m’a promis d’être exact, mais avec lui… »

À chaque coup de sonnette, nous répétions : « C’est lui. » Mais non : c’était tantôt Armand Charpentier, auteur malheureux du Roman d’un singe, et pareil lui-même à un rat bouilli, tantôt Toudouze, tantôt un autre aussi décevant. Car il est remarquable que ce qui trompe l’attente est en général insignifiant. Celui qui guette un télégramme de sa bonne amie ouvre toujours à un porteur de prospectus. Enfin, à huit heures un quart, mon père devait se mettre à table, aussi mélancolique que Tristan privé de son Yseult. On essayait d’évoquer l’absent. On citait des répliques de Boubouroche ou de Lidoire, qui aiguisaient le désir davantage. La soirée se passait dans cette petite angoisse. Le lendemain, je tombais sur Courteline qui rugissait : « Ah ! saperlipopette, cher ami, c’est bien ce soir vendredi que je devais dîner chez votre père… Mais imaginez-vous qu’une promesse antérieure… »

La vérité est que son amour de l’indépendance lui rend le sédentaire d’une soirée extrêmement pénible. Il m’a conté souvent que son plaisir consiste à prendre un train pour une petite ville de province, de préférence un samedi soir, et à se mêler, par une consommation offerte à point, par le billard, les cartes ou autrement, à la vie locale, aux habitudes des gens. C’est ainsi en écoutant le tiers et le quart, qu’il s’est formé son excellente syntaxe, laquelle colle à la réalité comme le maillot au torse du coureur… « Tel sur le papier qu’à la bouche », a dit Montaigne de ce style-là, et je sais qu’il prévoyait Courteline. Mais, s’il l’avait invité à dîner chez lui, Courteline, que les châteaux embêtent autant que les salons, lui eût certainement fait faux bond.