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CHAPITRE V


Clemenceau et le journal la Justice.
L’antiboulangisme chez les gens de lettres et au Quartier latin.
Lockroy et le général Boulanger. — Les aigles chez Boulanger.
L’Exposition de 1889 et la Tour Eiffel.



Du désastre de Lang-Son — à l’occasion duquel il renversa le ministère Ferry — jusqu’aux jours sombres du Panama, on peut dire que Georges Clemenceau fut l’homme le plus en vue de la politique. Son originalité consistait à donner des crocs-en-jambe aux divers cabinets qui se succédaient alors sous l’étiquette opportuniste, comme ils le font aujourd’hui sous l’étiquette radicale. Il accomplissait cette fonction en riant sous une courte moustache noire, que dépassaient deux fortes pommettes jaunes. De loin, il ressemblait à une tête de mort. De près, à un Mongol. Il parlait d’une voix brève, nerveuse, railleuse, non sans esprit, mais avec une nuance de parade, de face au public. Sa qualité d’ancien carabin le rendait sympathique aux étudiants en médecine, et son côté frondeur sympathique aux étudiants tout court. Nous nous dérangions de nos travaux pour aller l’écouter aux jours de grandes séances. Les hommes de lettres disaient de lui : « C’est le seul qui ne fasse pas de phrases. » On fut néanmoins assez étonné, dans nos milieux, qu’il n’envoya pas ses témoins à Drumont, après l’apostrophe fameuse de la Fin d’un monde. Ces deux combattants ne devaient se rencontrer sur le terrain que beaucoup plus tard, au moment de l’affaire Dreyfus. Clemenceau est brave, c’est hors de doute, mais il n’a jamais couru que les risques indispensables ou utiles.

Aimant déjà l’atmosphère des journaux et le papier imprimé,