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L’ANTIBOULANGISME

lectuelle vis-à-vis de la première et éphémère poussée du sentiment national apparue depuis la guerre, est demeuré assez mal connu. Il fut une des causes de l’échec final. Le général eut pour lui un lot de politiciens, deux félons juifs, Meyer et Naquet, et quelques patriotes, la foule inorganisée et les salonnards. Il lui manqua un guide, un ou deux bons lieutenants extraparlementaires, la jeunesse cultivée — car Barrès fut une exception — le monde des Écoles et Facultés et l’adhésion d’écrivains connus ou classés. Drumont déclara bien qu’il voterait pour lui, mais mollement, sans enthousiasme, et la sympathie que lui manifestait de loin Edmond de Goncourt ne fut jamais agissante. Je nous vois encore, Rosny aîné, Jean Charcot et moi, le soir de l’élection du général à Paris, faisant le coup de poing avec des passants qui voulaient nous contraindre à crier : « Vive Boulanger ». À l’École de médecine, nous étions tous antiboulangistes. Nous aurions d’ailleurs été embarrassés d’expliquer pourquoi. Rochefort à part, le personnel groupé autour du général nous semblait une réunion de convoitises et d’incompétences pire que celles qu’il aspirait à remplacer. Le professeur Charcot donnait l’exemple. Il avait fait placer dans ses water-closets le portrait de Boulanger et interdit au bossu Naquet de prononcer ce nom devant lui. Alphonse Daudet, ardemment patriote, déclarait que cette idole des foules « ne lui montait pas le coco ». Il ne manifesta jamais le moindre désir de se rencontrer avec le vainqueur du malheureux Jacques, quelles que fussent les sollicitations subies par lui à ce sujet. Il se méfiait de cet entraînement irraisonné, que l’on devinait peu durable, et qui lui semblait galvauder un sentiment sacré. Quand la conversation à table venait là-dessus, il la détournait vite, suppliait qu’on parlât d’autre chose et qu’on évitât, comme il disait, la discussion chez le marchand de vin. Un jour néanmoins, il demanda à Lockroy, collègue du général au ministère :

« — Entre nous, Lockroy, que pensez-vous de ce phénomène ? Définissez-le-moi… pour que je comprenne l’engouement. »

Je vois mon Lockroy faisant tourner rapidement son lorgjnon autour de son index, au bout d’une large ganse noire : « C’est bien simple, cher ami : Boulanger n’est autre chose que le sous-lieutenant de la Dame blanche. »