Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/28

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drait le pouvoir, on verrait ça. Cette échéance paraissait lointaine et presque paradoxale. Quand je regarde le Clemenceau d’alors à la lumière du Clemenceau d’aujourd’hui, je m’aperçois que les institutions dont il a vécu l’ont amoindri, lui aussi. Il est devenu un vieux petit bavard, ratatiné dans des formules hargneuses, un rabâcheur de poncifs antiromains. Qui aurait cru cela, quand on le citait, chez les hommes de lettres, comme le seul politicien digne de faire partie des écrivains et des artistes, comme le seul capable de comprendre et d’apprécier les Goncourt, Huysmans, Monet et Rodin !

Georges Périn, toujours grave et souvent fastidieux, assistait Clemenceau dans ses duels et l’admirait fidèlement. C’était un homme peu doué, consciencieux, scrupuleux même, qui rêvait de République honnête et vertueuse et s’indignait à froid contre les gabegies opportunistes. Il serait tombé foudroyé si on lui avait dit que, plus tard, ses frères radicaux dépasseraient encore en chiffre d’affaires la clique à Ferry. Il était droit, brave et d’une parfaite loyauté. Ses pieds énormes et couverts d’oignons, pour lesquels il exigeait de son bottier des chaussures spéciales, nous étaient un perpétuel sujet de plaisanteries, qu’il supportait avec un bon sourire dans sa face de reître aux larges traits.

Paul Ménard, grand industriel, le plus puissant de France après les Schneider, avait étudié pour être pasteur. La coupe de son visage, son front studieux aux sourcils épais, sa barbe, son allure étaient d’un méthodiste, mais dans ses yeux railleurs brillait parfois la flamme de Lunel. Il passait pour un homme de bronze, aimable dans le privé, d’une incroyable rigueur en affaires et en politique. La vérité est qu’il était l’irrésolution en personne, sans avis ferme comme sans initiative dans les petites et les grandes circonstances, et d’une variabilité d’humeur incessante. Il en résultait un contraste comique, tragique aussi à l’occasion, entre sa réputation et son essence. Quand on « consultait Paul », — comme on disait dans le milieu, — Paul se prenait le crâne à deux mains, vous écoutait, méditait longuement, puis invariablement vous conseillait d’attendre, de voir venir. Si on le pressait, il s’évadait par la tangente, prétextant un rendez-vous, une promesse antérieure de se taire. Ce manieur d’hommes et de canons se révélait