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DEVANT LA DOULEUR

juger sur l’apparence. Il avait un masque plat, hexagonal, punaisien, parsemé de multiples rides convergentes, dont chacune semblait indiquer un souci pas propre. J’ai dîné en sa compagnie plusieurs fois, notamment chez les Charpentier, toujours avec un sentiment de dégoût. Une gouaillerie vulgaire, un flot d’anecdotes stupides, une fonte purulente de la dignité, tels étaient les attraits de ce mauvais basochien. Comme je faisais part de mes impressions à Francis Magnard, il me répliqua : « Certainement Rochefort est au-dessous de la vérité. Il doit oublier le meilleur. » Bien avant que Constans fût nommé ambassadeur à Constantinople, j’entendais Challemel-Lacour déclarer de sa voix ironique : « Sa vraie place, c’est chez les Turcs, auprès du Sultan. Là seulement, il trouvera une gratte à sa taille. »

À quoi Allain-Targé, du fond de ses poils : « Mais au bagne, cher ami, comme simple attaché, avec son boulet, hi hi, hi hi, brouf, brouf, ce ne serait pas mal non plus ! »

Quand Laguerre lui reprocha, à la tribune, d’avoir accepté, du roi Norodom, je ne sais plus quel pot-de-vin accompagné d’un saucisson, il n’y eut qu’un cri chez les républicains : « Laguerre est de mèche avec Constans. Ils ont mis là le saucisson, comme diversion comique, pour faire passer le pot-de-vin. » Et tous en chœur : « Quelle flibuste, quelle canaille, quel gibier de potence, quel horrible bonhomme ! »

On le tenait à l’écart ainsi que Mme Constans. Même quand il fut arrivé, par je ne sais quel ignoble truc, à faire fuir Boulanger à Bruxelles, on continua à les traiter, elle et lui, en pestiférés, à leur infliger ces mille petites avanies insaisissables qui cuisent autant que des outrages ouverts. Aucune femme de ministre républicain, parmi celles qui comptaient, qui donnaient le ton, ne rendait ses visites à Mme Constans. Quand ils recevaient au ministère de l’Intérieur, on disait ironiquement : «Ils ont eu beaucoup de monde, tous les employés de la Sûreté Générale. Ce fut fort brillant. » Car, je le répète, c’est la grave erreur des milieux conservateurs de croire que les personnages officiels républicains vivent comme des sauvages ou en pleine muflerie. Beaucoup, tels Jules Ferry, Freycinet, Lockroy. Floquet, avaient, grâce à leurs compagnes, des intérieurs agréables, policés, même luxueux, d’une parfaite, d’une irré-