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DEVANT LA DOULEUR

bourrasque, claquait furieusement le drapeau. Je voulus le maintenir. Il dansait et sautait comme un animal fabuleux. Si bien que, glissant le long de sa hampe, il vint s’abattre soudain à nos pieds.

Inutile d’ajouter que nos tentatives pour le hisser à nouveau furent vaines.

Il ne nous restait plus qu’à redescendre, car le fameux spectacle de Paris la nuit, tant escompté, était nul. On ne distinguait qu’un gouffre noir, parcouru de furieux tourbillons. Mais alors que la montée à tâtons nous avait demandé plus d’une heure et demie, la dégringolade s’effectua très vite. Nous nous attendions l’un l’autre aux tournants et nous nous appelions à tue-tête, sans nous gêner, certains que nos voix ne seraient point perçues à travers le tumulte de l’ouragan.

La sortie se fît sans encombre. Les gardiens cette fois dormaient à poings fermés. Quel bock dans un café de l’avenue Lowendal, qui n’avait pas encore mis ses volets !

Le lendemain matin, on lut dans les journaux que le vent avait arraché le drapeau au sommet de la Tour Eiffel. Mais personne ne voulut nous croire, quand nous racontâmes notre exploit, avec les détails les plus circonstanciés. Lockroy riait en secouant la tête : « Vous ayez rêvé cette histoire-là. On ne vous aurait pas laissés passer. » Il avait déjà toute confiance dans les rigueurs de son administration ! Mon père, plus indulgent, estimait que nous avions pu atteindre la première plateforme. Les autres haussaient les épaules. Et je parie que vous-même qui lirez ceci, supposerez que nous avons exagéré ou inventé cette escapade, fini par croire que c’était arrivé. Seuls Georges Hugo et moi savions à quoi nous en tenir sur notre clandestine inauguration de la fameuse Tour, bien réelle, je vous en réponds.