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LA WAGNEROMANIE

de conférer l’amour à l’empoisonnement, de dépasser l’individu pour étudier et exprimer les grandes commandes héréditaires de la race. Ses nains, ses géants, son or volé, puis repris, son oiseau prophète, sa personnification du feu, du fer et du destin, ses envolées lyrico-sensuelles, tout cela fit à l’étudiant en médecine français l’effet d’une fenêtre ouverte sur l’air pur. Ceux qui osaient quelque restriction au nom de la mesure et de l’équilibre traditionnels nous apparaissaient comme des raseurs, des arriérés, des niais. Ce fut moins’par sa prodigieuse harmonie, si captivante pour la mélancolie comme pour l’aspiration héroïque, baume des grandes douleurs secrètes, que grâce à sa paramétaphysique, si l’on peut dire, que le maître de Wahnfried devint pour nous un dieu. J’en souris aujourd’hui, c’est bête comme chou d’avouer cela… mais nous admirions surtout ses livrets. Nous étudiions ses personnages les plus chimériques avec une ardeur insensée, comme si Wotan eût enfermé l’énigme du monde, comme si Hans Sachs eût été le révélateur de l’art libre, naturel et spontané. Il eût fallu entendre Maurice Nicolle critiquer de mémoire la conception siegfriedienne de l’effort et du désir, la « Sehnsucht » d’Yseult et ce « par pitié sachant », — durch Mitleid wissend, — de Parsifal pour savoir ce qu’était, il y a vingt-sept ans, le wagnérisme authentique et pur. Musicalement Nicolle se fiait à Gedalge qui, d’après lui, ne s’était jamais trompé sur la signification d’un leitmotiv. Lorsque Gedalge avait parlé, les autres n’avaient plus qu’à se taire. Mais, après un moment de silence, Nicolle plein d’enthousiasme s’écriait : « Quel type ! » et il ajoutait, comble de l’admiration : « C’en est dégoûtant ! » Ce dernier mot avait pris le sens de « sublime ».

On disait aussi : « C’est à crever. »

Maurice Nicolle, travailleur acharné, était de ceux qui allaient en Allemagne se perfectionner dans l’embryologie et la cuisine de laboratoire, de sorte qu’à ses yeux « le père Wagner » complétait « le père Kölliker ». D’une éloquence infinie, d’un entêtement sans bornes, saisissant avec une rapidité d’aigle rapace les relations entre les choses, il découvrait dans la Tétralogie des beautés imprévues, qu’il tirait de son propre fond. À côté de lui, Maurice de Fleury, séduisant, verbal, et mobile, le meilleur compagnon de la terre, transposait