Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/30

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Il détestait et jalousait Clemenceau, plus vedette, plus brillant que lui et dont on parlait davantage. D’autant plus lui faisait-il fête quand il l’apercevait, avec ce faux empressement, ce mâchonnement, ce tourbillonnement du lorgnon autour de l’index tendu qu’ont connu ses familiers. Lockroy était d’une maigreur squelettique, précocement blanchi, agité d’un tremblement à moitié feint, qui devint réel avec les années, les yeux à fleur de tête, la bouche railleuse, fumant ou tripotant sans cesse un petit cigare qu’on appelait demi-londrès. J’ai vécu dix ans dans son contact, de 1884 à 1894, et il est demeuré pour moi, sur bien des points, une énigme. Quelle était en lui la part du cabotinage et la part de la sincérité ? Bien malin qui pourrait le dire. J’ai connu la place de ses haines, les ressorts de sa cupidité, mais où étaient ses affections ? Son père lui-même, vieux et perclus de rhumatismes, lui était indifférent. Il n’allait presque jamais lui rendre visite dans le cinquième au-dessus de l’entresol, de la rue Washington, où l’ancien interprète des romantiques cultivait avec amour des pommes et des poires en espalier.

Le point lumineux, pour ma mémoire, de cette époque et de ce groupe, c’est l’entrée de Victor Hugo qui venait voir danser ses petits-enfants, dans tout l’éclat de l’auréole du grand-père et de leur radieuse jeunesse. Il y avait ce soir-là chez les Ménard-Dorian, tous les noms de la littérature, de l’art et de la politique républicaine. À l’arrivée de l’auguste vieillard aux yeux bleu-profond, ayant déjà la sérénité des heures dernières, on fit la haie, respectueusement. Des boîtes dissimulées dans le plafond s’ouvrirent, laissant pleuvoir des pétales de roses. D’un pas ferme, il s’avança vers la maîtresse de maison, dont j’ai dit la grâce et l’élégance, et lui baisa la main. Un petit orchestre dissimulé joua l’Hymne à Victor Hugo de Saint-Saëns. C’était une discrète apothéose, d’un goût parfait. Celui qui avait accompagné et observé le siècle, d’un œil tantôt grossissant et déformant, tantôt implacable comme dans Choses vues, s’arrêta alors auprès des uns et des autres, caressant de sa belle main parcheminée les têtes des enfants, mais absorbé par son rêve intérieur. Il était au delà de cette terre et comme happé déjà par une immortalité que n’expriment point les palmes vertes de l’habit académique. Il s’inclina profondément devant Mme Ed-