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DEVANT LA DOULEUR

involontaires se laissait aller à la comédie, envoyait au diable les ordonnances, les vains régimes, les prescriptions. Deux ou trois docteurs — car les études médicales ne préservent pas de l’ataxie — se trouvaient toujours avec nous, prêts à intervenir en cas d’alerte. Mais il n’y eut jamais d’alerte, je veux dire de mort subite, au cours de ces innocentes distractions.

L’accident — cela s’appelle, en termes polis, un accident — s’est produit une demi-douzaine de fois à Lamalou pendant nos multiples séjours.

— Monsieur, cette jambe est-elle à vous ou à moi ?… demandait un paralytique à son voisin de piscine.

— Je crois, monsieur, qu’elle est à vous.

Comme il achevait ces mots, le pauvre diable perdit le souffle avec la vie. L’autre appela le garçon, le brave Téron, qui ne put que constater le décès. Que voulez-vous ? D’une façon ou d’une autre, quand l’heure sonne, il faut bien s’en aller. Un danseur ataxique venait régulièrement à Lamalou. Ce n’était pas un artiste célèbre. Il n’était même pas Russe. Néanmoins il dansait fort bien et la maladie, qui gênait sa marche, lui avait, en bonne fille, laissé ses entrechats. Comme il sortait du bain, un camarade lui conseilla par manière de plaisanterie de rentrer à l’hôtel en dansant. L’autre accepte le défi, exécute une pirouette et tombe mort sur la route, aux côtés de son compagnon épouvanté.

N’allez pas croire que ces événements jetassent la consternation parmi les baigneurs. Ces choses fâcheuses arrivent aussi bien aux individus d’apparence saine et robuste qu’aux autres. Il vient à Lamalou des malades modestes ou pauvres et des malades très riches. Quand le malade laissait une femme et des enfants dans l’indigence, on faisait aussitôt une discrète collecte, dont le chiffre était en général fort élevé. Les Espagnols, les Russes, les Américains du Sud se montraient particulièrement généreux. C’était mon père qui se chargeait de faire accepter par les survivants la somme ainsi recueillie. Je vous assure qu’il s’en acquittait bien.

Notre ingénieur aveugle et millionnaire se faisait lire, chaque jour, trois ou quatre journaux français. À la vieille marchande qui venait les lui porter à l’hôtel, mon père fit un jour cette confidence en provençal : « Cet homme-là ne vous paiera pas…