Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/315

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
303
A. BBACHET, BROCHABD, HECQ

fois là dedans, on peut dire tout ce qu’on veut, et même, s’il vous plaît, avec éloquence, attendu qu’on se meut dans l’invérifiable, dans la fumée, dans les nuées où Polonius n’a jamais été le seul à diagnostiquer des chameaux et des belettes. Ce penchant de l’instinct de paresse et de sensualité, cet opium métaphysique, qu’on appelle intuitivisme ou autrement, était précisément odieux à Brochard, ainsi que la niaiserie dite « faillite de la science » à laquelle Brunetière faisait un sort en ce moment-là. Bien qu’il aimât le monde et fréquentât la société polie, Brochard n’avait rien de commun avec ces philosophes et professeurs « bien pensants » qui flattent les préjugés des classes riches sur l’inutilité de l’application et de l’étude. D’un crétin pommadé il disait carrément : « C’est un crétin », et d’un paradoxe : « C’est un paradoxe. » En avons-nous ri ensemble, de la faillite de la science de ce brave Brunetière, le long du chemin qui va de l’hôtel Mas à Lamalou le haut et inversement !

Brochard expliquait aussi que les stoïciens étaient des gens qui aimaient à voir les choses comme elles sont. L’humanité, en général, préfère les voir comme elles ne sont pas. La foule pense et agit d’après ces absurdes principes, qu’il y a des effets sans cause, des résultats sans efforts, des efforts sans résultats, que si l’on ferme les yeux, les choses cessent d’exister, les maux d’empirer, que le cyanure de potassium n’empoisonne pas toujours, que la pesanteur ne précipite pas toujours les corps avec une vitesse accélérée, que l’oxygène n’est pas absolument indispensable à la vie. La faillite de la science est ainsi toute réalisée pour les masses, sans que les masses soient allées à la science. Dans ces développements, Brochard était impayable et mon père lui donnait la réplique en vrai chrétien qui savait, lui aussi, regarder son mal en face. Ces duos, en cet endroit, de deux grands malades environnés de menaces, l’un tout concret, l’autre tout abstrait, mais se rejoignant par leurs cimes, avaient quelque chose d’héroïque.

Nous prenions nos repas dans la salle commune, à une petite table à part, avec Brochard et Auguste Brachet. Ce dernier avait sur tout des vues de génie. Il n’était pas ataxique mais, attribuant à ses nerfs le mauvais état de ses vaisseaux, il venait de lui-même à Lamalou, après avoir étudié dans Vulpian la