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DEVANT LA DOULEUR

tement gallophobes. À ce moment, le délicieux Hébreu, comprenant, mais trop tard, à quel redoutable adversaire il avait affaire, se mit à bredouiller et bafouiller lamentablement. Brachet, poursuivant ses avantages, le poussa, l’adjura, le secoua, le frictionna, tant et si bien que le pauvre diable finit par avouer que ni ses compatriotes, ni lui-même n’aimaient la France tant que cela : « On a… verstehen sie… la courtoisie… — Ya, ya, et à l’occasion un bon petit couteau entre les omoplates, n’est-il pas vrai ? » L’ami intermittent des Gaules riait d’un air gêné, mais sa rage intérieure était visible et délectait notre bon Commines. Ce fut une séance inoubliable, après laquelle Brachet me dit : « Il faut bien que nous ayons, nous aussi, nos petites expériences de laboratoire. D’autant mieux que ce manieur d’argent a tout à fait des yeux de cobaye. C’est égal, désormais il y regardera à deux fois avant d’ouvrir son cœur en public. »

Il faisait de Crispi un portrait inoubliable, de Polichinelle conspirateur, menteur, débauché, ignorant et fainéant comme un lazzarone, mais passionné pour la grandeur de son pays, haïssant la France et pendu, comme un amoureux, aux basques rudes du prince de Bismarck. Un type d’aventurier patriote.

Il avait un tic, qui consistait à ne pas supporter qu’on marchât, la nuit, du même pas que lui derrière lui. En ce cas, il se retournait et, d’un accent rogue : « Passez devant, monsieur, je vous prie. » Les clichés sur la fraternité humaine le mettaient hors de ses gonds et il affirmait que la capacité de haine est en raison de la proximité géographique. Le caractère anglais lui apparaissait comme à égale distance de tous les caractères continentaux et quand on lui demandait : « Vous sont-ils sympathiques ? », il répondait : « Je ne sais pas ce que cela veut dire. Le tout est de savoir si nous avons les uns et les autres, à tel moment, profit à nous rapprocher. »

Tel était, dans ses grandes lignes, cet esprit puissant et original, qui a fortement impressionné tous ceux admis à le fréquenter. Il était, je crois, lui-même, d’origine grenobloise, car il disait en parlant de Stendhal : « Mon Chinois de compatriote. » Grand admirateur de la valeur militaire, il donnait le pas à ceux « qui mettent leur peau comme enjeu sur le tapis ». Le tempérament juriste l’agaçait : « Qu’est-ce qu’un code, qu’une loi écrite, qu’un décret ? Une émanation d’une volonté humaine,