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DEVANT LA DOULEUR

Il me fallut ainsi rentrer, traverser la cour, gagner la chambrée où tout le monde ronflait déjà, où il n’y avait pas de lit disponible, le mien étant occupé. Je n’hésitai pas. J’allai secouer mon ami d’Esparbès.

— Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

— Mon vieux, je reviens de la campagne avec le colo. Il veut te parler en bas tout de suite.

D’Esparbès est un si brave type qu’il ne suppose jamais qu’on puisse lui faire une blague. J’entends encore sa voix étonnée : « Oh ! mon vieux, non, c’est vrai…, qu’est-ce qu’il peut me vouloir à cette heure-ci, le colo ?… C’est peut-être qu’on va me changer encore de régiment. » Il faut vous dire que la protection du général Boulanger, rencontré un soir au Chat-Noir, l’avait arraché à une garnison lointaine et fastidieuse, pour le rapatrier à Paris. Il vivait dans la terreur de repartir.

Je répondis évasivement : « C’est possible ». D’Esparbès se leva maugréant, enfila son pantalon, sa capote, disparut dans l’obscurité, tandis que je prenais sa place encore chaude. Au poste, bien entendu, on l’envoya promener, en lui demandant s’il n’était pas saoul. Cinq minutes après, il revenait, me trouvait couché et ronflant. Ici commença une scène digne du Lidoire de Courteline, lui m’adjurant de lui rendre son plumard, moi le priant avec solennité de me laisser dormir. Finalement, je l’expédiai à l’infirmerie où il trouva, sur une chaise, asile chez les blessés. C’est ainsi que le dîner à Champrosay du colonel Alessandri fut cause que Georges d’Esparbès passa à la caserne une nuit blanche.

Au commencement, nous faisions du zèle et des pansements compliqués selon les formules ultra-modernes de nos hôpitaux. Mais bientôt la routine de l’infirmerie et le scepticisme de notre bon major — dont j’ai compris depuis la haute sagesse — nous ramenèrent à l’ipéca, au sulfate de soude et au bain de pieds à la moutarde, ainsi qu’à l’ouverture des panaris en cinq secs.

— Vous allez-t-il me faire mal, m’sieur le major ?

— Mais non, mon garçon, assieds-toi là et ferme les yeux.

Crouc, un bon coup de bistouri bien appliqué et ça y était. Le soldat se tordait de douleur sur sa chaise, ce pendant que, pour le consoler, nous lui tenions les habituels propos : « Eh