Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/33

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ment avec Porel. Bergerat est un fantaisiste, qui finit par embrouiller tellement l’écheveau de ses paradoxes ou de ses coq-à-l’âne, que personne n’y comprend plus rien. D’où la rétivité à peine injuste du public à son endroit. Il appelait mon père « Fonfonse », Charpentier « la vieille Charpente » ou « Zizi », Zola « ma Zozole » et tutoyait indifféremment les académiciens, les préfets, les purotins et les directeurs de journaux. Bien que très gai et bon enfant, sautillant et plein de verve, il flottait autour de lui une atmosphère mélancolique. Parmi cinquante insanités, j’ai lu de lui un jour une page admirable et poignante sur une pauvre femme de sa famille qu’une erreur criminelle fit enfermer à Saint-Lazare pendant quelques jours et qui en mourut. Ce récit pathétique et simple, d’une grandeur vraie, m’a donné l’idée d’un Bergerat-qui-pleure tout différent du Bergerat-qui-rit entrevu pendant mon enfance et ma jeunesse. Le « Béberge » de mon père m’est apparu là, en éclair, comme une âme de drame égarée dans la farce, comme une sensibilité qui s’ignore, comme un incompris de lui-même. La mêlée en est si confuse que ni dans le roman, ni au théâtre un tel personnage ne réussirait. Il faut se contenter de le regarder manquant sa vie.

C’est un art étrange que la peinture où toute nouveauté, plus violemment encore qu’en musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent, les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en chefs-d’œuvre. Ce fut le cas de l’Olympia de Manet, de la Femme en blanc, de Whistler, des premières toiles de Renoir, des Monet, des Sisley du début, des premiers dessins de Forain, des premiers bustes de Rodin. L’œil humain, que surprend désagréablement toute modification dans les lignes ou les contours conventionnels, réagit en général par la rébellion. Les gens croient que l’innovateur — lequel n’est souvent qu’un continuateur incompris — se moque d’eux. Seuls quelques très rares esprits, défendus par un goût naturel, aiguisés par la fréquentation des musées et des belles choses, se soustraient à ce réflexe banal. Généralement, dans les premiers temps, une toile sincère parait laide, une vision originale paraît offen-