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ADRIEN HÉBRARD

d’humeur passagère. Du plus loin que je me rappelle, je vois, à la table familiale, l’assistance déridée, soulevée, exaltée, par l’esprit magnifique et prime-sautier de ce grand observateur de choses et de gens. Si jamais celui-là a écrit ses souvenirs, ce sera pour les lecteurs de l’avenir un enchantement. Ils verront revivre toute une époque, avec ses travers, ses ridicules, ses erreurs et jusqu’à ses tics. La mémoire infaillible du directeur du Temps clichait les éléments comiques d’un personnage, petit ou grand, avec une précision et une sûreté à la Daumier. Il avait naturellement le trait à la fois vif et philosophique et son mot, tel le javelot antique, vibrait encore, une fois fixé dans la chair de sa victime. Mais cela sans nulle méchanceté, ainsi que dans un jeu ou un tournois.

Ce petit homme, pétri de malice et qui avait couvert de fameux brigands, n’avait jamais fait, volontairement, de mal à personne. Il avait vu des gens de toute sorte et quelquefois les pires gredins, monter et descendre l’escalier de la fortune en se bousculant et en s’injuriant. Il avait vu les ambitieux jouant des coudes sur le palier parlementaire, les voleurs vidant les poches de leurs voisins, les traîtres palpant leurs deniers, les roublards changeant de camp et de programme, les vicieux perdus par leur tare secrète. Il avait tout compris, tout deviné, tout flairé. Il n’était pas un de ses contemporains, des types de son bateau, dont il n’eût pesé le fort et le faible. Il avait été flatté, adulé, léché, renié, reflatté, réadulé, selon les hauts et les bas de sa carrière, comme personne, attendu que son pouvoir fut stable et son journal indispensable au régime. Il n’avait conservé, de tant d’avatars et de tant de mécomptes, nulle aigreur, soit qu’il fût né sans illusions, soit que la chute de ses illusions ne l’eût jamais fait souffrir, soit qu’il préférât son amusement à la rancune. Combien certes il avait raison !

On remplirait deux, trois volumes des formules ingénieuses et souvent profondes qu’il a trouvées, des récits qu’il a dispersés au milieu d’un rire communicatif, d’un rire d’enfant heureux au plein soleil, des sentences qu’il a édictées avec une fausse solennité, pour les détruire presque aussitôt. Mais ces volumes, non écrits, non colligés par lui, perdraient leur saveur, leur arôme, leur bouquet. Car il était grisant et vif comme un vin de terroir, où passaient tous les parfums de toutes les radi-