Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/351

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Ce n’était pas commode. Néanmoins, avec bien de la peine et des objurgations, j’y parvenais. À partir de là, Schwob boudait. On le voyait, de la rue Hauteville, assis à sa table devant la fenêtre, penché sur un dictionnaire et rageant. Trois jours après, il recommençait. Nous connaissions le signe prémonitoire de ses emballements unilatéraux. Plus que négligé d’habitude dans sa tenue, il arborait alors l’habit noir dès cinq heures après midi, la chemise demi-deuil et fichait dans sa cravate noire une touchante petite épingle de perle. Ajoutez à cela une paire de bottines jaunes étincelantes. Dans le camp des dames et des demoiselles, on se demandait en tremblant : « Au tour de laquelle, cette fois ? » Mais comme on admirait son esprit, on le traitait avec les plus grands ménagements « ainsi qu’un collégien qui se trompe de porte dans un hôtel », me disait une de ses illusoires Dulcinées.

Appelé à Nantes pour affaires, il imagina de revenir incognito à Guernesey sur un bateau charbonnier, transformé par son mirage en un dangereux corsaire, et il escomptait notre surprise à tous. Or, il advint que l’apparition au large de ce sabot noir et insolite inquiéta le capitaine du port, qui lui donna ordre de stopper et s’informa incivilement de ce qu’il avait à bord. Le charbonnier répondit : « Un journaliste français célèbre, du nom de Schwaba ». Ce signalement aussitôt connu souleva l’hilarité générale, laquelle durait encore quand Schwob parut, habillé en loup de mer, comme un personnage de son cher Stevenson. Furieux de notre gaîté, il voulait repartir immédiatement, et cette fois ce fut Georges Hugo qui, pris d’attendrissement, se suspendit à ses basques de toile goudronnée.

Ce déguisement, d’ailleurs, lui plaisait. Au cours d’un voyage que nous faisions tous deux en Hollande, il l’avait déjà arboré pour faire la traversée de Hook von Holland à Harwick. L’apparition de ce singulier passager, ainsi costumé en mousse de fantaisie, dans la salle à manger des premières, excita une curiosité à demi hostile. Un maître d’hôtel vint en anglais prier le cher garçon de sortir et de ne revenir que correct. Ce fut encore une scène bien amusante.

À Londres même, Schwob avait une joie d’enfant à retrouver les lieux décrits par Dickens et par Quincey, notamment