Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/353

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tences : l’une normale, l’autre qu’on leur consacrerait exclusivement. Dans l’espace de six ans, il s’était brouillé, puis raccommodé une douzaine de fois avec Schwob.

Voici un de ses récits, qu’il faisait à une table de restaurant, d’une voix pâle et grasse à la fois, sortant de son affreuse bouche molle, à la façon d’un phylactère de rébus. Je crois l’entendre encore : « Il était ioune fois un garçon, un pêcheur, comme sont souvent ces garçons de rien, très menteur, et qui, chaque soar, racontait, avec force détails, en venant de la plage, qu’il avait viou ioune sirène ». — Au mot de sirène, Wilde levait la main gauche et la rapprochait lentement de l’autre main, tenant la cigarette, en soufflant sur la fumée intermédiaire. — « Or, un soâr, il vit, en effet, cette sirène, et, ce soâr-là, il ne conta absolument rien du tout. »

Ici un silence, pour permettre aux auditeurs de développer mentalement la symbolique de l’anecdote. Puis Wilde pouffait d’un rire de grosse commère satisfaite et commandait à haute voix au garçon un breuvage compliqué.

Le lien intellectuel entre Schwob et Wilde était leur commune admiration pour Villon, sur lequel Schwob a écrit mainte page remarquable, leur commun attrait pour les classes dangereuses, le pittoresque des malfaiteurs, pirates, coupeurs de bourses, et pour leur argot. L’un et l’autre connaissaient à fond le slang, qui est le « jars » londonien, et l’« entravaient » avec une égale facilité. Mais Schwob avait une âme distinguée, exempte de toute tare secrète, et une sentimentalité judaïquement morale, au lieu qu’une source invisible distillait en Wilde des gouttelettes de poison, mêlées au flot de sa fantaisie. Il rappelait étrangement ce personnage double de Stevenson, tantôt excellent et bienfaisant sous les traits du Dr Jekyll, tantôt implacable et bestial sous le masque de master Hyde. C’était, en somme, un hérédo type, chargé d’un poids ancestral trop lourd pour un moignon de volonté. Physiquement, il était à la fois lourd et flasque, hideux par le bas du visage et presque majestueux par le front, l’enchâssement de l’œil et les temporaux. Quelqu’un l’avait assez exactement défini : un mélange d’Apollon et d’Albert Wolff. Il faut avoir connu l’épouvantable Wolff, cauchemar ambulant, pour comprendre la vérité de cette comparaison.