Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/364

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Ces beaux objets étaient soit groupés, soit disséminés dans les salons, avec un manque de goût remarquable. Un meuble oriental bizarre, qui tenait du paravent, du grillage et de la mosquée, réservait une pièce fumoir, où les messieurs jouaient aux cartes et causaient pendant que les jeunes dames et les demoiselles dansaient. Ce qu’il défilait là de Lazard, entre onze heures du soir et deux heures du matin, de Seligmann, de Weissweiler, d’Aboucaya, de Tony Dreyfus, de Maxime Dreyfus, de Kapferer, de pacha Fould, de Salomon, de Cardozo, de Bamberger, de Ullmann, de Blum, sans compter les Ignace, les Ollendorff, les Nathan, les Bernheim, les Mayersohn, les Ephrussi, les Astruc, etc., est véritablement incroyable. Il y en avait de longs et de pelés comme des loups, de replets et de frisottés comme des cochons, de carrés ou losangiques comme des punaises géantes, de jaunes ayant séjourné et mariné en Asie, de maussades, que rongeait une neurasthénie ethnique, de joviaux, ouvrant, jusqu’aux oreilles capotées, des bouches bordées d’un pneu en jambon. La plupart avaient les yeux malades ou clignotaient en baragouinant. Tous, vous m’entendez, tous parlaient d’argent, de valeurs, d’achat, de revente, d’usure, du taux de l’intérêt, de faillite, de réhabilitation, avec cet horrible accent que je m’abstiendrai de reproduire, la mauvaise littérature antisémite de Mme Gyp et consorts en ayant fâcheusement abusé. Ils se blaguaient, se palpaient, se tripotaient entre eux, comme, au ghetto, font les youddis en haillons gras. Ou bien, affalés dans des fauteuils de cuir, pour se reposer de leurs comptes, ils bafouillaient des histoires obscènes, d’une sexualité brutale, à la façon des dialogues « mondains » de Henri Bernstein ou des madrigaux de Porto-Riche, puis lâchaient des vents sans vergogne. Ce dernier exercice, renouvelé des tavernes allemandes, avait un grand succès. Arminius et Crepitus ont évidemment un même socle.

Car chacun de ces êtres tronqués, hybrides, à la recherche d’une nationalité impossible, entrelardait le français, — et quel français ! — d’allemand. Et on les sentait bien plus à leur aise dans ce parler de chevaux que dans le nôtre.

— Ah ! doch, wo ist Kapferer ? Je l’attends depuis ce matin, en Bourse.

— Toi, Lazard, hast du la dame en rouge là-bas gesehen ?…