Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/366

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« Rututu, rutututu », minaudait l’auteur de Manon, devant une vieille juive croulante et émerveillée. Puis, bondissant au piano, il commençait à plaquer quelques accords, se prenait la tête, déclarait qu’il souffrait d’une migraine subite, se faisait supplier, se rasseyait et finissait par exécuter une polka de 1830, en criant aux jeunes filles : « Dansez, mais dansez donc ! », au poussah Seligmann, en le saisissant aux aisselles : « Tanzen, balliren, valsiren ». Car « monsieur Massenet » ne manquait pas d’une certaine ironie. Quand je lui glissais dans l’oreille : « Quel milieu fétide ! », il me répondait, en mâchonnant comme un lapin : « C’est la société moderne, mon cher ami ; c’est un gouffre, un gouffre, un gouffre ! » On racontait qu’au cours d’une visite de condoléances à une veuve récente ayant commencé sur un ton affligé : « C’est vraiment désolant », il avait continué en chantonnant : « Désolant, désolant, désolant, désolant », sur un air de galop. Il en était capable.

Autre habitué de ces petites fêtes du boulevard Malesherbes : Antonin Proust. En sortant de l’Opéra, où il avait ses habitudes, ce préposé officiel aux Beaux-Arts arrivait sans un pli à son habit, fleuri, la bouche en cœur, impeccable. Ses besoins d’argent avaient fait de lui le très humble caniche des baronnes juives, dont il léchait, à la ronde, les mains couenneuses. Il était doux, stupide, inoffensif ; il me faisait une grande pitié. Nous l’appelions « la bête à bon Jéhovah ».

Tous ces juifs parisiens, quel que fût leur compartiment, artistique, politique, financier, recevaient régulièrement la Neue Freie Presse et la Frankfurter Zeitung. Quelle que fût leur dissipation, ils fréquentaient avec assiduité la synagogue, accomplissaient avec ponctualité les devoirs de leur religion nationale, se soumettaient aux jeûnes et aux rites, obéissaient dévotement à leurs rabbins. Cela se savait, mais ils n’en parlaient pas, tout au moins devant les goy comme moi. Le bruit s’était répandu peu à peu, parmi eux, que je fréquentais Drumont, et, en dépit de la garantie Hugo-Lockroy, ils étaient, vers la fin, sur leurs gardes. En 1894, ce milieu hébreu donnait l’impression d’un abcès prêt à crever. Il creva, en effet, quatre ans plus tard.

Je me vois à une partie de campagne, aux environs de Paris,