Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/378

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tendre. Comme Gallimard il a le don d’ubiquité. Son double, son triple, son quadruple — il est tiré à je ne sais combien d’exemplaires — hantent les salons, les musées, les antichambres ministérielles, les mariages, les enterrements, les corridors de théâtres. Il fait obligatoirement partie de toutes les énumérations, ainsi que le carton ou le papier font partie des emballages. C’est un zéro qui ne multiplie pas.

Vous croyez ce fauteuil vide. Vous vous asseyez. Quelqu’un jette un cri. C’est Dayot.

Avec cela, il est intempestif, survenant à point nommé quand on n’a aucun besoin de lui, et le sentiment de son inexistence fait qu’il ne se croit jamais de trop. Ulysse disait qu’il s’appelait « Personne, » afin de dérouter la fureur du Cyclope. Ulysse avait prévu Dayot. Il y a trente ans que ce protecteur des arts, en s’agitant, agite M. Rien.

Le malheur de Gabriel Hanotaux, ce fut toujours de s’imaginer qu’il ressemble au cardinal de Richelieu et qu’il ferait un modèle excitant pour un nouveau Philippe de Champaigne. Regardez-le pincer les lèvres en cul de poule, jeter un œil fin par-dessus le binocle, tortiller la pointe de sa barbe ou frotter l’une contre l’autre des mains qui l’enchantent, en répétant avec malice : « Hé, hé, héhé ! » Il y a néanmoins cette très grande distance entre Hanotaux et Richelieu, même entre Hanotaux et Mazarin, même entre Hanotaux et de Villèle : c’est que Hanotaux, aveuglé par la trop bonne opinion qu’il a de lui-même, non seulement ne prévoit pas le sens des événements, mais encore prévoit et annonce le contresens desdits événements. Il n’y a pas à me raconter d’histoires. Nous nous sommes fréquentés assidûment, lui et moi, trois années de suite, qui furent précisément celles de son ascension politique. Je l’ai entendu, de mes oreilles, déclarer que l’alliance russe serait le pont menant à l’alliance allemande, annoncer pour demain l’immanquable conflit entre la France et l’Angleterre, décréter que Guillaume II était le seul souverain ayant une vue claire et distincte de l’ « échiquier » et que François-Joseph, « le Nestor des Monarques », était le plus ferme soutien de la paix européenne ; idée à laquelle il tient, car je l’ai retrouvée sous sa plume, dans la Revue Hebdomadaire, quinze jours avant la conflagration générale de 1914. Chacun peut se trom-